ESCALE AU PAYS DE LA LUMIÈRE, LA PEINTURE D’AKSOUH par Michel-Georges Bernard Founoune, 19 septembre 2023, actualités, arts visuels
L’article de Bernard Michel-Georges “Escales au Pays de la lumière, la peinture d’Aksouh” a été publié en 2005 sur la revue : Horizons Maghrébins – Le droit à la mémoire. Aksouh fut l’invité du numéro N° 52 titré : La francophonie arabe : pour une approche de la littérature arabe francophone, sous la direction de : Abdallah Ouali Alami et Colette Valat. Mohamed Aksouh, né en 1934, appartient à la génération des fondateurs de la peinture algérienne moderne qui, au long des années cinquante, contestent la vision réaliste et narrative, ressentie comme étrangère à la sensibilité maghrébine. À partir de la luminosité du paysage natal l’œuvre d’Askouh ne cessera, en une approche non-figurative toujours plus vive, de recréer l’écume du nacre, la fragile condensation de vibrations qui constitue la texture instable du visible.
Sur le sol d’une abstraction symbolique issue des plus anciennes civilisations méditerranéennes, c’est en marge de toute intention représentative que s’inscrivent en Algérie, dans les multiples dimensions du quotidien, les traditions plastiques berbères et arabes. Contestant dans son « ressourcement » la vision figurative et narrative qu’introduit le colonialisme, la « génération des années 30 », à laquelle appartient Aksouh, y cristallise la modernité picturale. Itinéraire divers selon les peintres : quelques uns ont suivi l’enseignement des Écoles des Beaux-Arts d’Alger ou d’Oran puis, éventuellement, de Paris, d’autres se sont engagés, typographe ou maçon, individuellement dans leur art. Quand il entreprend de sculpter puis de peindre, Aksouh est forgeron depuis dix ans – et continuera jusqu’en 1998 à exercer son métier. « Pas un art parasite ou fonctionnaire, mais un art besoin d’expression, un art besoin de vivre, et non pour en vivre », écrit le comédien et dramaturge Ould Abderrahmane Kaki qui préface sa première exposition à Alger (1), observant plus généralement des peintres de sa génération : « Ils sont de cette terre comme un arbre peut l’être, comme ses racines ancrées au plus profond ayant des branches se nourrissant du ciel ».
Ces artistes se trouvent rassemblés dès juillet 1962 pour le « Salon de l’Indépendance » puis lors de l’exposition, que préface Jean Sénac, organisée à l’occasion des « Fêtes du premier novembre 1963 ». Aksouh y participe, comme à celle des « Peintres algériens » qu’accueille six mois plus tard à Paris le Musée des Arts Décoratifs. Pour l’inauguration de l’éphémère « Galerie 54 » qu’il fonde et dirige, Sénac réunit simultanément en avril 1964 Aksouh, Baya, Benanteur, Bouzid, Guermaz, Khadda, de Maisonseul, Maria Manton, Martinez, Nallard et Zérarti. Les œuvres d’Aksouh, non seulement ses peintures, gouaches et aquarelles mais encore ses reliefs et céramiques, sont rapidement présentées, en mai, lors du cycle d’expositions personnelles qui la suivent et, en 1966, à la « Galerie Pilote » de l’éditeur Edmond Charlot. Parmi ces peintres, depuis un expressionnisme tentant d’exorciser les violences de l’histoire jusqu’à l’affirmation identitaire du Signe, un large éventail de tendances distinctes s’affirme d’emblée, réfractant autant des facettes de la réalité algérienne. C’est dans le champ de la non-figuration, à partir de la luminosité du paysage natal, que se développera quant à elle la peinture d’Aksouh, dans la « quête de cette lumière de nacre et de perle qui est celle d’Alger, telle qu’il la découvrait de la petite maison de sa mère sur les coteaux de Belcourt, quartier qui fut aussi celui de Camus enfant », écrira en 1998 Jean de Maisonseul, conservateur du Musée d’Alger après l’Indépendance, qui rapidement y fait place aux œuvres des jeunes peintres algériens.
« LA MER, LA NUIT D’AKSOUH »
Mohamed Aksouh naît le 1er juin 1934 à Bologhine (Saint-Eugène) et la Casbah constitue le cadre de son enfance. Ami proche du chanteur populaire algérien El Anka, son père, prématurément disparu, a réalisé en amateur des céramiques, transposant dans l’émail miniature et enluminure. Apprenti forgeron dès l’âge de quatorze ans, Aksouh exercera son métier comme cheminot. Depuis l’enfance il ramasse sur les plages des alentours d’Alger les galets dont les teintes le fascinent. En 1958 il est encouragé par un ami qui y pratique la photographie à fréquenter la Maison des Jeunes d’Hussein Dey, où enseigne Nicole Argan, proche de Derain. Il y aborde, le soir après son travail, la poterie, la céramique, introduisant le laiton dans ses émaux, puis la sculpture. À partir de 1960 il participe à l’encadrement de chantiers et stages culturels : après l’Indépendance il sera durant plusieurs années instructeur d’Arts plastiques à l’Éducation populaire. Le travail des matières, fer ou laiton, domine les premiers moments de sa création. De cette époque datent notamment un « Oiseau » fait de grillage, un « Soleil » de tiges métalliques, le bas-relief de cuivre rouge travaillé au marteau pilon qui est conservé au Musée des Beaux-Arts d’Alger, mais aussi un mobile composé de galets et des œuvres en terre ou en plâtre aux formes librement architecturales. Aksouh en vient bientôt à la gouache, à l’aquarelle, et à la peinture. Parmi le pays pur des formes et des couleurs il entre, à partir de sa densité méditerranéenne, dans l’exploration de la lumière même. Tout à la fois librement non-figurative et imprégnée des clartés qui ont formé sa vision, sa peinture naît à la lisière des rivages familiers, des éclats qu’irradient leurs profondeurs d’émeraude.
Dans le poème écrit entre 1964 et 1966 qui contient l’image, aussitôt devenue légendaire, « Tu es belle comme un comité de gestion », Sénac, poète de l’espoir algérien, compte d’emblée Aksouh parmi ses peintres majeurs :
« Oui, tu es belle
Comme la Longue Marche !
Comme la victoire du Vietnam !
Comme une peinture de Khadda,
Un relief peint de Martinez,
« L’Arabie heureuse » de Baya
Toutes les couleurs de Zérarti
Comme une aquarelle d’Aksouh
Un paysage de Maisonseul
Le Noûn de Benanteur et l’Alif d’un hibou (2) »
« Réalisme émerveillé », observe-t-il dans sa préface à la première exposition, en 1965, d’Ak souh en France : « Ici, le monde apparaît, un univers marin, un univers céleste », « par taches lentement immergeantes », faisant sourdre « les couleurs les plus ténues de l’âme ». « Les aquarelles frémissent d’algues, de sable, de l’arc si charnu des girelles », poursuit Sénac : « elles fixent le mouvement continu des nuages, harcelant avec lui les splendeurs cosmiques – tendres et banales comme une main ». De l’Algérie, Aksouh « est de ceux qui ont su ne retenir que l’essentiel. Et c’est pourquoi, ouvrant mon balcon sur la mer, sur la nuit, je vois la Mer, la Nuit d’Aksouh condensées dans une pupille (3) ».
C’est alors qu’Aksouh s’installe dans la région parisienne, reprenant son métier de forgeron. Benanteur, Maria Manton et Nallard, Bouqueton y sont arrivés dans les années 40 et 50, Guermaz plus récemment. « J’ai d’ailleurs retrouvé beaucoup de peintres algériens, à l’époque je ne les connaissais pas encore personnellement », se souvient Aksouh (4). Après un bref passage par Vin cennes, il se fixe à Ivry. « La peinture est partout, il suffit de regarder un caillou, un arbre. Mais si, autour de lui, il n’y a pas d’autres peintres, des musées, des critiques, des échanges, des possibilités de débat – tout l’humus et toute la logistique de la peinture -, un peintre s’appauvrit, s’étiole et même s’étouffe. Avant de venir ici, je n’avais pas vu un Braque. Les galeries, le milieu artistique sont un stimulant, une nourriture pour un peintre. Pour vivre en tant que peintre, il faut ce genre de nourriture. Alors, on va la chercher où elle se trouve », confie bien plus tard Aksouh à Tahar Djaout qui interroge « les artistes prisonniers du froid (5) ». Sénac n’en continue pas moins dans les années suivantes d’accompagner fidèlement le cheminement du peintre :
« La mer d’Aksouh
Quand la vague au bord retrousse ses lèvres :
Regarde, elle sourit.
Pour voir la nuit d’Aksouh il faut savoir
Lever les yeux, dormir à la belle étoile.
Dénuement, notre chance ! »
écrit-il encore dans un poème d’« Avant-Corps (6) ». Et en 1970, trois ans avant son assassinat : « Mohamed Aksouh, la main émerveillée dans la nuit et les fruits de mer, ramène les contours précis de nos rivages. Malgré leur tentation cosmique, nous voyons bien, ici encore, que ces natures ne peuvent être d’ailleurs (7) ».
DES LIEUX DE LUMIÈRE
Puis sa peinture, à partir des années 70, fait bifurquer le regard et l’entraîne durablement par une succession de larges aplats d’espace. Univers nombreux de la blancheur : sous les demi lumières les plus fines, gris bleutés ou ocres blonds, teintes des galets ou des coques, Aksouh retient la couleur en son arrière-instant. Ce sont ses gammes les plus méditerranéennes, à distance, qu’il parcourt. « Les étés chez nous sont interminables ; ils ne sont pas flamboyants quoi qu’on en dise. Le soleil écrase le paysage et le calcine, les verts printaniers ne résistent que quelques jours. Viennent alors les couleurs saturées de lumière, ternies par la poussière suspendue dans l’air vibrant de chaleur », notait Khadda. Ce climat visuel contribue à affermir en profondeur le souci d’une reconnaissance active. « Moi qui suis né dans ce pays », confiait Benanteur, « je ne vois pas l’Orient, le Maghreb tellement colorés. Finalement c’est une vision de l’Occident » : le Maghrébin attache « plus d’importance à l’espace… Il est plus sensible, et c’est là qu’il est marqué, à ce qu’il y a de discret, de plus effacé : ce que les Européens ont tendance à taxer de monotonie ». Dubuffet soulignait par ailleurs la résonance en ses travaux de ses séjours en Algérie, qui avaient fortifié son goût, disait-il, « pour le très peu, le presque rien ». Mais ce sens de la nuance et de l’économie ne tient pas seulement à une manière d’avoir vu : s’y déploie en fait, à partir des horizons les plus divers, un questionnement créatif des pouvoirs d’une peinture résolument réduite à sa plus pure essence, qui réunit plutôt une famille d’esprits.
Nulle fuite dans les toiles d’Aksouh et cependant, sous leur équilibre, les surfaces qu’elles ajustent continuellement vacillent, près de passer, repasser insensiblement les unes sous les autres. Espace double. Au point du jour ou sous les brumes solaires du Sud qui estompent les contours des choses s’y lèvent d’indécis étagements de façades, balcons, toits ou terrasses, passent fugitivement dans le regard volets et portes, étals peut-être de boutiques. Visions neuves, instables, d’une ville toute de clarté : par un labyrinthe de parois ou d’escaliers longuement la lumière s’y réfléchit, en échos à mesure assourdis, garde trace, s’imprègne des couleurs blanchies à la chaux des murs au passage qu’elle frôle. Ou bien, espace intime en un instant, c’est à contre jour qu’elle s’infiltre, glissant en d’incertains intérieurs sur des entassements diaphanes d’objets, rayons ou piles de livres, dont elle érode de ses incidences les arêtes, inscrivant secrètement au ras de l’être une mouvante géométrie de filets d’ombre et de clarté. L’ébauche d’un sol y éveille des embrasures, des silhouettes diffuses de fenêtres, de tables, tiroirs, étagères : atelier peut être du peintre, que peuplent ses toiles, accrochées aux murs ou disposées en silence les unes contre les autres. Hésitation prolongée, aucun titre ne vient enfermer la vision : ayant, dans l’irréductible écart entre toute chose vue et l’espace neuf qu’il rencontre, épuisé la ronde des associations possibles, le regard en revient indéfiniment à éprouver l’éclosion continuée de la forme dans la couleur. Si Aksouh jamais n’identifie les lieux dont ses toiles semblent recueillir la seule rumeur, c’est qu’ils n’existent pas ailleurs, autrement qu’en elles, qu’ils sont purs lieux de lumière, escales dans son voyage, en peinture, au Pays de la lumière.
Durant ces années Aksouh n’en renonce pas pour autant à son besoin premier d’un dialogue direct avec une matière résistante et loquace, que la main investit patiemment de ses marques attentives. À partir de 1970 il grave, soude, abrase le métal, ferreux ou non ferreux, selon les procédés inédits qu’il imagine en utilisant, dit-il, « tout ce qui peut laisser une empreinte », forgeant lui même ses outils, se constituant comme un dictionnaire, par dizaines, de poinçons aux motifs divers qui se mêleront sur ses plaques. Multiples convergences. La technique lui permet de détourner, acclimater en un exercice esthétique les outils et les gestes de son métier. Hors des plages de ses toiles, parmi les creux et les reliefs qu’inversent les plissements du papier, elle lui donne la possibilité, par d’autres moyens que ceux de la peinture, de poursuivre en une tout autre géographie sa quête de la lumière. Encrant à peine et imprimant lui même les surfaces, tantôt sculpturales tantôt finement ciselées, il ne cessera d’y faire varier d’épreuve en épreuve, chaque fois unique, la naissance de la couleur au milieu de la blancheur. En 1972 et 1974 Aksouh créera encore deux médailles pour la « Monnaie de Paris » et, dans la décennie suivante, à partir de tubes de laiton, cuivre ou fer, un ensemble de micro-sculptures cubiques, objets magiques d’une dizaine de centimètres au plus de hauteur, dont le métal embouti délivre les signes d’un langage originel.
LA NACRE DE L’ÊTRE
Au long des années 80 sa démarche conduit Aksouh à accommoder sur le nuage soyeux qui irrigue le visible, de la buée solaire que le regard, sans l’apercevoir, en chaque instant traverse. L’objet ou sur-objet premier qu’il apprivoise de toile en toile, c’est le flux qui, dans les écarts de son intensité, colore et décolore les choses, tour à tour les fait surgir et les abandonne, les annule et sans cesse les ranime, le milieu qui les révèle et simultanément qu’elles dissimulent. Aksouh donne à distinguer le halo d’opale dans lequel elles apparaissent et qui, en elles bientôt absorbé, comme dissout, jusque-là disparaissait, le voile irisé par quoi elles sont et qui n’est pas lui-même à leur façon. Ce rayonnement originaire, la démarche d’Aksouh, à l’opposé de tout impressionnisme, ne tente pas de l’extérieur, à partir des instants du réel, d’en capter, refléter la variété, mais en construit activement la variation interne, invente en ses glacis les tonalités de nouvelles saisons. Sans doute selon la gamme des rosés, des mauves, des ocres tendres, des céladons saisis au seuil de leur avènement, des gris nombreux brusquement fissurés d’azur, le peintre croise-t-il les bruissements qui, dans le spectacle des choses, dressent les premières transparences, inclinent les ombres basses de l’aube, délitent la lueur mince de l’hiver. Mais chez Aksouh les heures du monde ne semblent dénombrer jamais que quelques unes des régions de la lumière dont la peinture entreprend l’improbable cadastre.
Plus loin dans la décennie, la pulvérisation des touches, à travers une progressive dématérialisation, en abacules de pré-couleurs indivises, ajoure par degrés un fourmillement serré de taches et de traits qu’infléchissent, orientent de lointains remous. Sous la trame du visible les bandes lumineuses que tisse Aksouh laissent percevoir la chaîne même qui le soutient. Le peintre, l’ayant délivré de l’apparente stabilité des choses qui le constituent, atteint une aura de vapeur, en filigrane, que cristallise à peine son irradiation. Univers d’affleurements : mosaïques à demi effritées, strates de pierres se levant du fond d’anciens murs écaillés, cailloux ou galets sertis dans la poussière des chemins comme dans les marbrures de la vague. Ou scintillements furtifs de mica, tremblements du feuillage des oliviers, miroitements d’un envol de lycènes ou d’argynnes. « La palette d’Aksouh est toujours égale à elle-même, toujours soucieuse de décliner le long paradigme de la lumière, toutes ces nuances qui précèdent ou suivent le blanc […] Elle n’est pas ici qu’une teinte claire déferlant sur la toile : ce sont les autres nuances, mères et filles du blanc, qui l’élisent en tant que lumière », écrit Djilali Kadid (8). Lumière artésienne : en saturant les couleurs, elle les rend à leurs premiers murmures. Ainsi « dilatée » en un « monde cristallographique », « tout palpite dans une peinture d’Aksouh », observe Lydia Harambourg (9).
Tout peintre véritable ne découvre pas seulement des images neuves mais, à travers sa manière de faire, poser la couleur, modeler l’espace, informe une manière nouvelle de voir comme on n’avait pas vu, enracine dans un climat spécifique de l’être. En deçà du petit nombre des outils et des repères autour desquels la vision quotidienne, pour répondre aux besoins de l’action, découpe l’espace le plus immédiat, c’est dans son être énigmatique la texture même du visible que fait paraître Aksouh. Un instant avant que les couleurs ne s’y séparent pour affirmer l’identité des formes, la permanence des objets, il surprend un monde qui ne fait que percer en un poudroiement de mouvements browniens au bord de son absence. Peinture de l’émerveillement, elle dé-familiarise le regard, le mène au plus lentement, dans l’osmose des nuances, leurs moutonnements ou chevauchements ténus, à une attention neuve. Qu’est-ce que la réalité ? En son fond ultime, une écume de nacre semble à jamais s’ouvrir sur elle-même au plus loin, impalpable, indécise. Tout l’être du monde, fragile condensation de vibrations, houle d’ondes immobiles, n’est plus alors dans la peinture d’Aksouh qu’un état inconstant, un précipité furtif, un instant changeant de la lumière (10).
LES CHAMPS DE LA COULEUR
Puis cette lumière commence de tourner. Après une décennie sur les chemins de l’extrême clarté, Aksouh, dans les aquarelles qu’il réalise à partir de 1993, franchit à revers quelque invisible miroir. Climat végétal, verts plus nombreux, rouges plus sonores. Jamais de rupture soudaine dans l’univers en expansion de son travail, c’est par d’imperceptibles déplacements dans sa structuration de l’espace, la variation de ses gammes, qu’avance Aksouh. Lentement ce retour de la couleur gagne, envahit ses toiles. Dorés ou rougeoyants, les ocres y montent par bribes puis, autour de 2000, en plus larges clairières. « La mer était là, dissimulée sous un damier de pages blanches, une vallée dénudée, le lit d’un fleuve disparu, une falaise polie par un vent millénaire, des jardins de sable rosé » écrit Nicolas Deman des œuvres qu’il expose alors (11). Deux ans plus tard aux verts printaniers répondent des jaunes vifs de genêts. Monde auroral : tandis que la vapeur solaire se dissipe, ce sont des étendues sans horizon, nimbées de nappes bleutées, ou des versants ruisselant de floraisons sauvages, qu’Aksouh, en une autre distance, fait désormais survoler. Comme demeurées inconnues, émergent les terres de quelque nouveau continent de la lumière.
Mais Aksouh semble presser le pas, s’engager toujours plus en amont, dans ses toiles les plus récentes, vers les sources obscures de la clarté : guetter jusque dans l’ombre, en ses premiers tremblements, l’élan, la lame qui emporte le visible au milieu de la présence, le mène indéfiniment au bord de lui-même. À travers argiles et roches il se fait orpailleur, tamisant les champs crépusculaires de la couleur, extrayant les paillettes de lumière qui les imprègnent, les bornent comme haies vives ou les jointoient en d’incertains appareils.
Définissant en 1970 la composante singulière qui aura constamment signé l’art algérien moderne et se souvenant des encres dont Aksouh accompagnait en 1964 le premier recueil de Djamal Amrani (12), Sénac l’incluait parmi les « peintres du signe ». Et c’est bien aujourd’hui, hampes ou jambages et points sans cesse naissant au seuil des rythmes vifs du geste, une sorte d’alphabet de la lumière dont les peintures d’Aksouh, comme sous une approche frisante, manifestent obliquement la présence éparse au long du palimpseste innombrable qui échafaude le visible.
Michel-Georges BERNARD
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NOTES
1 – Ould Abderrahmane Kaki, préface du catalogue de l’exposition « Aksouh », Galerie 54, Alger, 30 mai – 11 juin 1964 ; « Aksouh » (textes de Djilali Kadid, Jean Sénac, Kaki, Jacques Busse, Frédéric Wandelère et Michel-Georges Bernard), « Algérie Littérature /Action » n° 22-23, juin-septembre 1998, éditions Marsa, Paris, 1998 ; « Aksouh » (textes de Kaki, Nicolas Deman, Jacques Busse, Jean-Marie Dunoyer, Pierre Raffi, Lydia Haram bourg, Michel-Georges Bernard et Frédéric Wandelère), « Algérie Littérature/ Action » n° 63-64, septembre-octobre 2002, éditions Marsa, Paris, 2003.
2 – Jean Sénac, Citoyens de beauté, Subervie, Rodez, 1967 (p. 45) ; Œuvres poétiques, Actes-Sud, Arles, 1999 (p. 424). L’image du « comité de gestion », précise Hamid Nacer-Khodja, est inspirée à Sénac par le débit de boissons de la Pointe-Pescade dont les responsables sont ses amis – et qu’il a fait connaître à Che Guevara en 1963.
3 – Jean Sénac, préface du catalogue de l’exposition « Aksouh », Galerie Rive Gauche, Strasbourg, 15-30 décembre 1965 ; « Aksouh », « Algérie Littérature/ Action » n° 22-23, Paris, 1998 ; Visages d’Algérie, Regards sur l’art, documents réunis par Hamid Nacer-Khodja, préface de Guy Dugas, EDIF 2000, Alger/Paris Méditerranée, Paris, 2002 (p. 181 ; notice sur Aksouh p. 224).
4 – Mohamed Aksouh, L’engagé de nacre et de perle, Entretien avec Michel Mathieu, « Les Méditerranées », « Arearevue(s) » n° 5, Paris, septembre 2003 (p. 58-61).
5 – Tahar Djaout, Les artistes prisonniers du froid, « Algérie Actualité » n° 1150, Alger, 29 octobre-4 novembre 1987 ; Une Mémoire mise en signes, articles et préfaces (textes réunis par M.-G. Bernard), à paraître.
6 – Jean Sénac, Avant-Corps, Gallimard, Paris, 1968 (p. 30) ; Œuvres poétiques, Actes-Sud, Arles, 1999 (p. 461-462).
7 – Jean Sénac, Peinture algérienne, « Jeune Afrique » n° 488, Paris, 12 mai 1970 ; Visages d’Algérie, Regards sur l’art, documents réunis par Hamid Nacer-Khodja, préface de Guy Dugas, EDIF 2000, Alger/Paris Méditerranée, Paris, 2002 (p. 190).
8 – Djilali Kadid, Aksouh ou l’impalpable matière de l’être, « Actualité de l’émigration » n° 122, Paris, 17-24 février 1988 ; « Aksouh », « Algérie Littérature/ Action » n° 22-23, 1998.
9 – Lydia Harambourg, Aksouh, « La Gazette de Drouot », Paris, 22 juin 2001 ; « Aksouh », « Algérie Littérature /Action » n° 53-64, 2003.
10 – M.-G. Bernard, La nacre de l’être, préface du catalogue de l’exposition « Aksouh », Centre Culturel Algérien, Paris, 2-20 octobre 1991 ; « Aksouh », « Algérie Littérature/ Action » n° 22- 23, 1998 ; « Aksouh », « Algérie Littérature/ Action » n° 63-64, 2003 ; préface du catalogue de l’exposition « Aksouh », La Fontaine, Centre culturel, Brie-Comte-Robert, 13 septembre-5 octobre 2003 ; « Khadda, Guermaz, Aksouh, Lumières du Sud », ADEIAO, Maison des Sciences Humaines, Paris, 2002 (exposition Aksouh, 21 octobre-22 novembre 2003).
11 – Nicolas Deman, préface du catalogue de l’exposition « Aksouh », Galerie Nicolas Deman, Paris, 29 mai-23 juin 2001 ; « Aksouh », « Algérie Littérature/ Action » n° 63-64, 2003.
12. Djamal Amrani, Soleil de notre nuit, préface de Henri Kréa, 7 encres de Aksouh, Éditions Subervie, Rodez, 1964.