SADEK AÏSSAT
Poètes
Sadek Aïssat
par Mustapha Boutadjine
Paris 2008 - Graphisme-collage, 130 x 95 cm
Alors, où est-il ?
Par Abdenour Zahzah Cinéaste
Dans le dernier roman de Sadek Aïssat, Je fais comme fait dans la mer le nageur, publié chez Barzakh à Alger et repris par les éditions de l’Aube en France, je redécouvre deux critiques d’art dans le même chapitre. Il faut signaler que – et surtout comme Sadek –, le livre est généreux de culture. Ces deux critiques portent sur deux grands artistes du XXe siècle : El Anka et Marlon Brando. D’abord à propos de Marlon Brando : « Je me souviens de la dernière image du film. Emiliano Zapata – Marlon Brando, je crois – trahi, attiré dans un traquenard, était criblé de balles. Son corps tressautait dans la poussière blanche ; rassemblant ses membres, le rebelle avait retrouvé la position du fœtus, la tête dans les mains, pour se protéger du feu des mitrailleuses. Ça avait duré longtemps. Bien après qu’il fut mort, l’impact des balles le faisait tressaillir encore. Sur les remparts du fortin, les soldats de l’armée gouvernementale mexicaine habillés de treillis blanc sale, avec leurs fusils et leurs mitrailleuses, m’avaient fait songer à une nuée de corbeaux chenus. » Cette séquence de
Viva Zapata, film né la même année que Sadek (1953), est très présente dans la conscience politique des jeunes Algériens d’avant 1954. Un ami, fin observateur, m’a rappelé que ce film avait encouragé quelques Algériens cinéphiles à faire la révolution. Nous pensons naturellement au chef de la Zone autonome d’Alger, Yacef Saâdi, qui a fait du cinéma une fois l’indépendance acquise. Seulement, à revoir le film, je remarque que cette séquence décrite par Sadek n’était pas la dernière du film. Elia Kazan a rajouté une ultime séquence où le compagnon du chef rebelle rassemble quelques hommes pour leur dire ce que nous pourrions dire aujourd’hui de Sadek : « Ils ne le tueront jamais. » « Alors où est-il ? » « Il est dans les montagnes. On ne l’y retrouverait pas ; mais si nous avons besoin de lui un jour, il y reviendra. »
Le texte à propos d’El Anka est un texte emblématique de l’art et de la personnalité de Sadek. Profondément humain, enraciné dans son temps, cultivé, l’écrivain a invité des grands noms de la musique dans sa tentative périlleuse d’expliquer la musique d’El Anka. Pour cela, il avait mis plus que du cœur. Parce que Sadek Aïssat était de cette espèce d’auteurs qui n’écrivait ni avec sa tête ni avec son cœur mais avec son ventre. Le titre du roman est tiré d’une chanson d’El Anka ; le personnage D. Z. tente d’expliquer la musique du Cardinal à Sien, une exilée comme lui : « J’ai longuement parlé d’El Anka à Sien, en empruntant les chemins de traverse des écoliers fugueurs, étourdis par le soleil, qui se perdent en bord de mer dans les fourrés des pinèdes de leur enfance. Je lui ai parlé du blues et du jazz, des chants des esclaves dans les champs de coton sur les rives du Mississippi, et des Gnawa, du bruissement de l’eau dans les rigoles et les vasques des jardins d’Andalousie. Puis il me semble avoir tout mélangé. Le déhanchement lent et monotone des chamelles sur les dunes de sable, le banjo que des musiciens algériens affolent, Django Reinhardt, Dizzy Gillespie, Jef Sicard, Carlos Gardel… J’ai parlé de l’âme, je crois avoir dit que la musique ce n’est pas forcément une suite d’harmonies plus ou moins raffinées et compliquées, mais une âme qui entre dans ton âme et dans ton corps. C’est bien cela… L’âme… Comment dire… c’est monotone, et dans cette monotonie il y a des nuances, des subtilités, des inflexions, des syncopes qui te font mourir… Ce n’est pas compliqué, c’est simple, mais c’est comme si on avait besoin, pour retrouver les choses simples, de les compliquer. Il n’est pas compliqué de sentir. Il est difficile de dire, tout comme pour ce qui relève de l’amour et du désir. La musique est-elle autre chose que de l’amour et du désir ?... Le cœur est capable de tous les émois, mais la musique d’El Anka est au-delà de l’émotion. Il est le phénix Cardinal qui possède l’instinct du temps, le génie du ton. Au fond, je n’ai pas su expliquer El Anka à Sien, peut-être que cela ne s’explique pas, que cela fait partie des choses qui sourdent dans le sang et remontent à la surface quand une palpitation obscure nous étreint dans le silence de son vibrato, sans qu’on sache ce que c’est au juste. » À bientôt l’ami… parce que, comme tu viens de le dire, parfois nos têtes cognent fort à cause de la violence des flots. Il n’y a que la douceur du sehli et du djarka pour les appesantir.