La passion de la liberté
Par Nadjet Khadda Universitaire et critique littéraire
Mohamed Dib accordait une attention particulière au legs, lui qui dans son œuvre a fait du « don » la pierre angulaire de la cité idéale en attribuant un sens sacré au double geste d’offrir et de recevoir l’offrande. Ce n’est pas un hasard s’il a maintenu dans son texte en langue française le terme emblématique de « çadaqa » pour désigner cette chose essentielle qui fait terriblement défaut aux habitants de la ville d’exil de son héros dans son roman Les Terrasses d’Orsol. Ville en apparence opulente et très policée, mais qui a malencontreusement occulté la règle élémentaire de l’attention à l’Autre sur laquelle la communauté des hommes se fonde pour prendre ses distances avec la barbarie et la loi de la jungle. Or, « accordée ou reçue, la charité brûle, et fait saigner le cœur », nous confie un de ses personnages. Car la conception du don à laquelle renvoie Dib est inspirée de la pensée soufie de Jalal Eddine Er-Rumi ; elle engage l’être bien au-delà du geste rituel d’aumône ; elle implique le donateur dans le salut de son obligé et vice versa ; elle instaure la reconnaissance de l’Autre en tant que frère ; elle crée pour tous deux l’obligation suprême d’être à hauteur d’Homme, au sens le plus noble du terme. Dib nous a fait don – de la façon la plus désintéressée qui soit – de son œuvre immense et de la quête ininterrompue qui lui a donné naissance. Ce faisant, il nous fait devoir – selon cette intangible loi de réciprocité qui unit le bienfaiteur et son obligé – d’en être dépositaires. Il nous rend comptables du devenir de cette œuvre. Il nous investit de la lourde responsabilité de la diffuser et de passer le témoin à nos enfants et aux enfants de nos enfants… indéfiniment.
Une leçon essentielle fuse – impérieuse – de son œuvre : souscrire au devoir d’exigence absolue envers soi-même et à l’intransigeant appel de la Liberté. Dès lors, il s’agira pour chacun de bien faire ce pour quoi il pense avoir été mis sur terre, de conduire en toute liberté et en toute responsabilité l’orientation de sa vie afin que son destin lui ressemble.
Parce qu’il fut intraitable sur ces deux chapitres – exigence de l’excellence, passion de la liberté –, il nous a laissé de lui l’image d’un être altier et, paradoxalement, modeste à l’excès. Altier parce qu’il fut imperméable à la concession. Modeste parce que – dans la plus totale discrétion, fuyant les feux de la rampe – il s’est affairé, sa vie durant, avec l’application d’un artisan scrupuleux, à ajuster une à une les pièces d’une œuvre monumentale. Il appartient à cette race de constructeurs visionnaires, patients et désintéressés, qui fascinent par la démesure des défis qu’ils relèvent, qui s’imposent par la force irradiante du modèle qu’ils incarnent.
Son œuvre, surgie de l’injonction très circonstanciée de sa société, a acquis une portée universelle, entraînant avec elle la culture algérienne dans le concert sans cesse renouvelé des cultures du monde. Il a fallu bien des tâtonnements pour qu’à la fiction coloniale de l’action civilisatrice de la France, réponde, dans la langue même du conquérant, le récit de la dépossession matérielle et symbolique des colonisés et que s’amorce le processus de leur remembrement et de leur réinsertion dans le cours de l’Histoire. Par la création d’une parole novatrice et mobilisatrice où s’élabore l’affirmation de sa différence, loin de tout esprit de revanche ou d’exclusion, Dib s’est fait l’interprète sensible de la vie quotidienne des petites gens comme des grandes figures de sa société. Il a ausculté les travers de son peuple, sondé ses sombres démons, ses contradictions et ses aspirations les plus élevées…
Les grands artistes ont ce privilège de faire surgir des apparences la matrice cachée d’une époque parce qu’ils savent capter les signes mystérieux par lesquels notre avenir s’avance vers nous. Dans La Grande Maison, le chant prophétique de Menoune annonce la marche du peuple vers sa libération : « Étrange est mon pays où tant / De souffles se libèrent (…) / Je descends de l’Aurès, / Ouvrez vos portes / Épouses fraternelles / (…) / Je suis venue vous voir, / Vous apporter le bonheur, / À vous et vos enfants… » Dans L’Incendie, la mobilisation des fellahs s’organise, à l’ombre du fantôme d’Abdelkader et la légende du cheval de la liberté dont le spectre hante les ruines de Mansoura annonce la lame de fond qui se prépare à porter le peuple vers son émancipation : « Qui te délivrera Algérie ? Ton peuple marche sur les routes et te cherche. » Aussi, malgré le spectacle de l’incendie qui ravage leurs gourbis, les fellahs de Bni Boublen sont-ils réceptifs à l’imminence de l’embrasement révolutionnaire : « Un incendie avait été allumé, et jamais plus il ne s’éteindrait. Il continuerait à ramper à l’aveuglette, secret, souterrain : ses flammes sanglantes n’auraient de cesse qu’elles n’aient jeté sur tout le pays leur sinistre éclat. »
Lorsque, dans Qui se souvient de la mer, Dib entreprend de livrer sa perception de l’insoutenable horreur de la guerre qui ravage son pays en lutte pour son indépendance, c’est à l’immense Picasso peignant Guernica qu’il songe. D’une guerre à l’autre, l’expérience des massacres s’avère universelle et les artistes de par le monde en dénoncent l’insondable horreur pour la graver dans l’imaginaire des hommes. Car la tâche de l’artiste semeur de questions est, elle aussi, universelle. Dib, lui, a pleinement rempli son contrat en puisant sans complexes dans les réserves de mythes et d’expériences de France et d’Algérie, de Perse et de Finlande, de Californie, de Russie et d’ailleurs. Il a puisé de quoi nourrir son imaginaire, de quoi stimuler sa réflexion, de quoi conforter son humanisme, prenant son bien là où d’autres hommes l’avaient déposé.
Il a emprunté, il a transformé et il a reversé dans le patrimoine commun, faisant du brassage culturel l’enjeu majeur de son idéal d’une humanité immensément ouverte aux autres.
Ce faisant, il donnait sens à son errance d’exilé. Exilé dans la langue que ne pratiquait pas sa mère, exilé loin de la terre de sa naissance, exilé dans une solitude d’intellectuel en avance sur son temps ; Dib, à l’instar de Jalal Eddine Er-Rumi qui proclamait : « Je veux un cœur déchiré par l’exil / pour lui conter la douleur du désir ! », a su transmuer l’épreuve en richesse absolue. Il a ouvert le pré carré des appartenances étroites au vaste horizon de la condition humaine, s’appuyant sur le Livre sacré de sa mémoire première : « La terre de Dieu n’est-elle pas assez vaste pour vous permettre d’émigrer ? » (sourate IV du Coran). Sa leçon généreuse réside dans son choix de se camper au cœur du malheur et de la douleur, en lisière de la folie, au lieu de l’exil, pour découvrir le cheminement continûment poursuivi qui conduit à soi-même comme à la rencontre avec autrui. Ce faisant, il pouvait préfigurer ce monde merveilleux dont l’étonnante fillette Lyyli Belle de L’Infante maure se fait le héraut lorsqu’elle se veut tout entière d’ici et pleinement de là-bas, parce que, dit-elle : « Je crois qu’on naît partout étranger. Mais si on cherche ses lieux et qu’on les trouve, la terre alors devient votre terre. »