Un artiste du peuple
Par Mustapha Hamidouche Journaliste à L’Humanité
Hadj M’hamed El Anka a eu ce génie de faire évoluer la musique andalouse et le « medh » vers la musique populaire, le « chaâbi », né au cœur de la Casbah. Dahmane El Harrachi a révolutionné ce genre musical en rompant avec les textes moralistes et religieux.
Observateur averti du milieu populaire, Dahmane (diminutif d’Abderrahmane) a su exprimer les tourments de l’Algérien lambda et la solitude du travailleur immigré. Esthétiquement, il transformait par magie avec son instrument favori, le banjo, le pessimisme en une musique gaie. Sa musique habillait avec des mélodies et des notes simples, des proverbes et des dictons puisés dans la poésie orale. Parmi ses tubes célèbres, Ya Rayah, cette chanson revisitée par Rachid Taha, a fait le tour du monde. Né le 7 juillet 1925 à El-Biar, El Harrachi, de son vrai nom Amrani, grandit à El-Harrach dans la banlieue algéroise. Le pseudonyme El Harrachi a été adopté en hommage à sa ville d’inspiration, ex-Maison Carrée. Le chanteur a exercé dans sa jeunesse divers métiers dont celui de cordonnier et, aussi, celui de receveur de tramway. En 1949, il s’est installé en région parisienne, après un passage à Lille et Marseille. C’est dans des quartiers ouvriers où les Algériens vivaient, comme Malakoff, Montreuil, Barbès, Belleville… qu’il se produisait. Il a, dès ses débuts, rompu avec la tradition du « qcid » et du rituel des soirées chaâbies. Ahmed Hachelaf produira le premier disque de Dahmane dans les années cinquante, chez Pathé Marconi, à Paris.
En 1956, l’artiste sortira Bahdja beidha mathoul, en hommage à Alger qui combattait le colonialisme français. Il accompagnera des artistes de renom tels que Hadj Menouar, Khelifa Belkacem et Abdelkader Quehala, ainsi que Cheikh El Hasnaoui. Son amour pour Alger lui inspire Blad el kheir. Après l’indépendance, il composera Elli hab eslahou, Elli yezraâ errih, Khabi serrek, Dak ezzine ala slamtou, Ya el Hadjla. Les paroles de ses chansons reflétaient les préoccupations de la société algérienne profonde autour de thèmes comme l’amour, l’amitié, la jalousie, l’ingratitude, la lâcheté, etc. Ses chansons, comme Khebi serek ya el ghafel ou Ya kassi alach zaydli fel demar, ont rompu avec le rituel musical initié par le Cardinal. Sa voix rocailleuse légendaire donnait à ses chansons un cachet particulier comparable au jazz. De nombreux artistes, comme Badji, Kamel Hammadi ou Cheikh Namous, reconnaissaient son talent, mais des plus jeunes, comme Rachid Taha ou Cheb Khaled, lui ont aussi rendu un hommage dans 1, 2, 3 Soleils. D’une virtuosité musicale originale, il fut l’artisan d’une seconde révolution du « chaâbi ».
Son fils Kamel suit ses pas. Dahmane El Harrachi mourut le 31 août 1980 dans un accident de voiture entre Aïn Benian et Alger. Il est enterré au cimetière d’El Kettar. Sa voix rocailleuse, sa maîtrise du banjo et du mandole, ont scellé à jamais son empreinte du renouveau de l’art du « chaâbi ».