Je te donne ces vers
Par Bineta Élisabeth Sadji, traductrice
L’œuvre de Charles Baudelaire (1821-1867) occupe une place majeure dans la poésie française. Poète « maudit », marginal et bohème, tiraillé entre le « spleen » et le désir d’idéal et de beauté, il développe une nouvelle poétique libérée des contraintes classiques, qui exercera une influence décisive sur la poésie du XXe siècle.
Sur ce portrait de Baudelaire, on aperçoit en arrière-plan celle sans laquelle une grande partie de son œuvre ne peut être comprise : il s’agit de Jeanne Duval (née le 18 novembre 1818 à Port-au-Prince en Haïti et morte le 20 décembre 1868 à Saint-Denis), qui fut sa muse et sa bien-aimée, et dont le poète a pu dire « Jeanne Lemer [autre patronyme de Jeanne Duval] est la seule femme que j’ai aimée »1. Souvent vilipendée en raison de ses origines et de la couleur de sa peau, rejetée par la famille de Baudelaire (et notamment par sa mère, qui a détruit toutes les lettres de Jeanne à Baudelaire), décrite par certains contemporains et critiques comme un être lascif, superficiel et véniel qui aurait contribué à causer la perte de Baudelaire, elle lui fut pourtant pendant 20 ans une véritable compagne qui lui a apporté soutien et réconfort, et à laquelle il était profondément attaché selon ses propres dires : « Moi, je n’ai que Jeanne Lemer. — Je n’ai trouvé de repos qu’en elle, et je ne veux pas, je ne peux souffrir la pensée qu’on veuille la déposséder de ce que je lui donne, sous prétexte que ma raison n’est pas saine »2, a-t-il écrit à la veille d’une tentative de suicide, et : « Jeanne, qui est comme toutes les femmes plus qu’économe, est intéressée à me surveiller »3.
Elle lui a inspiré une grande partie de son œuvre maîtresse, Les Fleurs du Mal, et notamment ce poème :
Je te donne ces vers afin que si mon nom
Aborde heureusement aux époques lointaines,
Et fait rêver un soir les cervelles humaines,
Vaisseau favorisé par un grand aquilon,
Ta mémoire, pareille aux fables incertaines,
Fatigue le lecteur ainsi qu’un tympanon,
Et par un fraternel et mystique chaînon
Reste comme pendue à mes rimes hautaines ;
Être maudit à qui, de l’abîme profond
Jusqu’au plus haut du ciel, rien, hors moi, ne répond !
– Ô toi qui, comme une ombre à la trace éphémère,
Foules d’un pied léger et d’un regard serein
Les stupides mortels qui t’ont jugée amère,
Statue aux yeux de jais, grand ange au front d’airain !
Jeanne Duval était une femme cultivée, comédienne de son métier, qui a inspiré de nombreux artistes et écrivains français4. Elle figurait initialement aux côtés de Baudelaire sur le tableau L’Atelier du Peintre, de Courbet, qui l’en a ensuite effacée pour des raisons qui restent mystérieuses. Mais en raison d’un phénomène physico-chimique, elle est peu à peu réapparue telle un fantôme, comme pour réaliser le désir du poète que sa mémoire soit à jamais conservée et narguer tous ceux qui souhaitaient sa perte et sa disparition.
C’est également pour lui rendre hommage et réparer les injustices qui lui ont été faites que Mustapha Boutadjine a tenu à la représenter sur ce portrait en se basant sur une photographie d’Émil Nadar.
Laissons le mot de la fin à Théodore de Banville, qui fut un ami de Baudelaire :
« Nous qui avons mieux fait que de connaître Baudelaire, nous qui l’avons toujours suivi, admiré et aimé, nous savons que sa vie entière, comme son œuvre, fut remplie par un seul amour, et que du premier jour au dernier, il aima une seule femme, cette Jeanne, admirablement belle, gracieuse et spirituelle, qu’il a toujours chantée » (…) le poète l’aimait à vingt ans, il l’aima toujours »4.
1. Lettre de Charles Baudelaire à Narcisse Ancelle, 30 juin 1845, https://frenchlessonsparis.blogspot.com/2020/05/lettre-de-baudelaire-narcisse-ancelle.html
2. Ibidem.
3. Lettre de Charles Baudelaire à Narcisse Ancelle, 10 janvir 1850, Lettres (Baudelaire)_Texte entier - Wikisource.pdf
4. Voir, à ce propos, Jeanne Duval, l’Aimée de Charles Baudelaire, une muse haïtienne à Paris, Le Pan poétique des Muses, https://www.pandesmuses.fr/ns2017/kye-jeanneduval
5. Théodore de Banville, Lettres chimériques, p. 281-282 ; cité par : Potomitan, Site de promotion des cultures et des langues créoles (https://www.potomitan.info/baudelaire/baudelaire.php)
