Des mots et des baisers
Par Franck Delorieux Écrivain et photographe
Rimbaud est le poète qui, à la fin du XIXe siècle, a fait rentrer la poésie française dans la modernité. Son œuvre est courte mais fulgurante. Son succès auprès des poètes qui lui ont succédé comme auprès des jeunes gens avides de liberté et de refus des conventions a fait de lui une véritable icône. Le visage de Rimbaud est immédiatement reconnaissable tant en France que dans le monde entier. Le premier communiant, enfant sage à brassard de soie blanche, qui pose aux côtés de son frère, est la première représentation photographique du futur poète né en 1854. En 1871, le photographe Étienne Carjat réalisa le portrait le plus célèbre du jeune homme. On le voit les cheveux courts, légèrement ébouriffés, vêtu d’une veste à large revers, d’une chemise blanche et d’une cravate comme hâtivement nouée. Verlaine a repris cette image dans une édition des Poètes maudits : « N’est-ce pas bien “l’Enfant Sublime” sans le terrible démenti de Chateaubriand, mais non sans la protestation de lèvres dès longtemps sensuelles et d’une paire d’yeux perdus dans du souvenir très ancien plutôt que dans un rêve même précoce ? » Son vieil amant commenta également la tenue :
« Et ce dédain tout viril d’une toilette inutile à cette beauté du diable ! » Pour célébrer cette beauté, qui participe du mythe, Verlaine s’est fait dessinateur. En 1872, il le représente debout, les cheveux longs tombant dans le cou, un petit chapeau noir comme écrasé sur son crâne, et fumant une longue pipe. Ce ne sera pas le seul portrait : trois ans plus tard, Verlaine l’a caricaturé affalé sur une table, la pipe toujours en bouche, entouré de boissons et lisant un dictionnaire. La même année, l’ami de toujours, Ernest Delahaye, le montre avec le crâne rasé avec ce commentaire : « la tronche à machin ». Il y a aussi la toile de Fantin-Latour, Coin de table, où il est peint dans l’atelier de l’artiste aux côtés de Verlaine et d’autres personnes.
De son passage au Harrar, on conserve quelques clichés, dont un fut identifié récemment, où l’enfant sublime semble usé et las. Au fil du temps, des artistes se sont emparés de cette icône pour en donner leurs versions, comme Ernest Pignon-Ernest qui l’a dessiné avec une veste en jean jetée sur l’épaule. Aujourd’hui, c’est Mustapha Boutadjine qui s’empare de Rimbaud dans un collage. A-t-il lu les quelques lignes de Verlaine citées plus haut ? Peut-être. C’est ce que laisseraient à penser ces lèvres épaisses, sensuelles, comme gourmandes de mots et de baisers.