Le rêve d’une Algérie fraternelle
Par Jean-Paul Piérot Rédacteur en chef à L’Humanité
On ne peut manquer de rencontrer William Sportisse pendant la Fête de l’Humanité. Chaque année, en ce week-end de septembre, il établit ses quartiers au parc de La Courneuve, sur le stand des communistes algériens, depuis le montage jusqu’au rangement, et dans l’intervalle, combien de rencontres, de retrouvailles des anciens du combat anticolonial, des amis de toutes les générations et des deux rives de la Méditerranée ! Jusqu’à récemment, William Sportisse y accueillait Henri Alleg, son vieux camarade du temps de la Jeunesse communiste, du Parti communiste algérien (PCA), de la guerre de libération, du marbre d’Alger républicain. Henri est disparu en 2013 et William perpétue la mémoire de l’auteur de La Question, ce livre témoignage et réquisitoire contre la torture perpétrée au nom de l’État colonial.
Le temps qui passe n’a pas altéré les convictions, ni l’énergie du militant. Il est né en 1923 à Constantine dans une famille juive dont l’enracinement algérien se perd dans la nuit des temps. Dans cette ville, la majorité des juifs étaient d’origine autochtone judéo-berbère ou les descendants de ceux qui avaient quitté l’Espagne au XVe siècle. Les ouvriers juifs étaient nombreux dans le Constantinois ; majoritaires même dans certaines entreprises, ils partageaient leur statut d’exploités avec les ouvriers arabes. L’enfant grandit dans le quartier du Camp des oliviers. Il est le dernier-né d’une nombreuse fratrie (neuf enfants dont deux sont morts en bas âge), sa langue maternelle est l’arabe. Ses copains sont arabes et juifs. À l’adolescence, William devient communiste. Il suit la voie de son frère aîné Lucien, instituteur, révoqué de l’enseignement en 1934, réintégré par le Front populaire mais muté en métropole. Engagé dans la Résistance, il sera assassiné par la Gestapo à Lyon en 1944.
En 1945, William devient responsable de la Jeunesse communiste dans le Constantinois.
Le 8 mai, le massacre de Sétif est un point de non-retour. À partir de là, le mouvement de libération nationale a pris de l’extension. Les Algériens regardent vers l’Indochine où le Viêt Minh résiste à la sale guerre coloniale.
William Sportisse a vécu une longue vie de militant clandestin. À l’instar de son parti. Fondé en 1936, le PCA a lutté dans la clandestinité pendant la Seconde Guerre mondiale, de 1939 à 1943, année de la libération d’Alger. Retour à la clandestinité après le déclenchement de la guerre de libération le 1er novembre 1954. Mais une fois l’indépendance gagnée, les autorités de la jeune République algérienne instituent le système du parti unique (le FLN) et interdisent le PCA, qui ne retrouvera la légalité qu’en 1989. Les communistes ne cesseront pas de faire entendre leur voix originale, toujours clandestinement au sein de leur parti, devenu le PAGS (Parti de l’avant-garde socialiste). William Sportisse et ses camarades ne voulaient pas passer de l’exploitation coloniale à l’exploitation capitaliste et néocoloniale. Pour être resté fidèle aux plus pauvres, aux paysans des Aurès, parmi lesquels il avait combattu dans sa jeunesse, aux ouvriers les plus exploités, mineurs, dockers, William Sportisse connaîtra, après le coup d’État de 1965 qui porta Boumédiène au pouvoir, la torture, la prison, l’assignation à résidence à Tiaret, jusqu’en 1975. Le journal historique du PCA, Alger républicain, où il travaille sous la direction d’Henri Alleg, est interdit.
Après dix ans d’éloignement forcé, de relégation, il revient à Alger pour travailler comme cadre financier dans une entreprise publique. Avec sa compagne, Gilberte Chemouilli, militante communiste, résistante au fascisme, au colonialisme, avant d’être, elle aussi, torturée et emprisonnée en 1965, William est resté à Alger de longues années encore… Il administrera Alger républicain lors de sa reparution en 1989. Mais le gouvernement FLN s’est avéré incapable d’endiguer la montée du FIS et de ses émules, qui feront régner la terreur dans les années de plomb de la décennie 90. Des milliers d’Algériens seront assassinés. Une nouvelle fois, le sang des hommes et des femmes de gauche, intellectuels, syndicalistes, journalistes, va couler. Depuis 1994, William et Gilberte vivent dans la région parisienne, mais ni Alger, ni Constantine ne sont loin de Paris.
Le gamin du camp des oliviers rêve toujours d’une Algérie fraternelle.