LEILA SHAHID
Insurgés
Le vieux chêne de Sharafat
Par Isabelle Avran Journaliste (1) Serene Husseini Shahid, Jerusalem Memories, with an Introduction of Edward W. Saïd, Naufal, 2000
L’histoire pourrait commencer à Sharafat, en Palestine. Là, un vieux chêne et son ombre ont un jour accueilli Faidi al Alami. Maire de Jérusalem de 1906 à 1909, l’homme devint quelques années plus tard représentant de la ville au Parlement ottoman. Un vieux chêne, son ombre, et l’hospitalité des villageois. Serene Husseini Shahid, sa petite-fille, raconte cette histoire dans ses mémoires de Jérusalem (1).
En cette fin avril 2015, Leila Shahid, la fille de Serene Husseini Shahid, retrouve à Marseille, au Mucem, la photographie de cet arbre pluricentenaire qui a fait rêver son enfance. Ce « chêne de Membré » aurait connu Abraham, ou Ibrahim al-Khalil pour les musulmans. C’est là que Leila Shahid, représentante de l’OLP en Irlande, puis aux Pays-Bas, puis au Danemark, déléguée générale de Palestine en France puis auprès de la Belgique, du Luxembourg et de l’Union européenne, commence la visite guidée de l’exposition Lieux saints partagés.
Le partage. Comme une définition de l’engagement. Ou de la diplomatie.
Partage de la connaissance. Inlassablement. Celle d’abord de la Palestine, de son histoire multiculturelle. Celle du peuple palestinien, de sa détermination à demeurer société en dépit des tentatives de sociocide que mènent dirigeants politiques ou militaires israéliens. Partage de sa culture vivante. Partage des résistances, de l’exil forcé de 1947-1948 aux camps de réfugiés – auxquels Leila Shahid, née dans l’exil au Liban, a consacré sa thèse d’anthropologie. Résistances à la dépossession, aux tentatives d’éradication d’une histoire et des mémoires, à l’occupation, à la colonisation, au siège de Gaza. Au réseau de murs qui enclavent Jérusalem, les villes, les villages, les camps de réfugiés, les ressources d’eau de Palestine, comme une balafre de béton et de miradors déchirant la géographie et son histoire, et érigée comme seul horizon pour les générations actuelles et à venir sur les frontières des nouveaux appétits annexionnistes des mêmes dirigeants israéliens… Résistance à une philosophie de la séparation.
Partage d’exigences aussi. Celle de l’égalité des droits pour sortir d’un conflit non pas religieux mais bien colonial ; celle de la mise en œuvre des droits nationaux du peuple palestinien, notamment son droit à un État indépendant. Non par l’interminable tête-à-tête d’une négociation directe soumise à la loi du plus fort. Mais dans le respect du droit international dont il ne peut s’agir que de négocier les modalités d’application.
Diplomatie auprès des gouvernements, des élus… Parce que les États membres de l’ONU ont acquis des responsabilités, notamment depuis le partage de la Palestine historique en deux États distincts. L’OLP du président Yasser Arafat, que Leila Shahid a connu tôt, a reconnu l’existence de l’État d’Israël, lequel continue de refuser la réciproque. Dès 1967, le général de Gaulle alertait : « Maintenant, il (Israël) organise sur les territoires qu’il a pris l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsions, et il s’y manifeste contre lui une résistance, qu’à son tour il qualifie de terrorisme... » Plus de quarante ans plus tard, après l’offensive militaire israélienne contre le petit territoire surpeuplé de Gaza assiégé, à l’hiver 2008-2009, la commission d’enquête onusienne dirigée par le juge sud-africain Richard Goldstone met en lumière les ravages de l’impunité. À nouveau, en juillet 2015, les États sont invités à coopérer à l’instruction préliminaire de la Cour pénale internationale au sujet de la nouvelle offensive israélienne de l’été 2014.
En faisant sienne la lutte sans complaisance contre l’impunité, Leila Shahid ouvre en 2009 la première session du Tribunal Russel pour la Palestine avec – pour reprendre ses mots – sa sœur, son amie, sa camarade Nurit Peled, et Ken Coates, et avec l’appui de Stéphane Hessel. Nurit Peled, elle aussi femme d’exception, a perdu sa fille de quatorze ans dans un attentat-suicide palestinien mais interdit aux officiels israéliens d’assister aux obsèques. Mettant en cause une « politique myope » qui « refuse de reconnaître les droits de l’autre », elle a cofondé l’association israélienne et palestinienne des familles endeuillées pour la paix.
Leila Shahid n’hésite alors pas à rappeler les responsabilités spécifiques des États-Unis usant du veto au Conseil de sécurité des Nations unies dès lors que les intérêts des autorités israéliennes sont en cause ; celles du monde arabe ; celles de l’Europe qui non seulement n’applique pas ses propres résolutions mais institue des partenariats privilégiés avec l’État d’Israël… Surtout, elle en appelle à la conscience universelle et à la mobilisation des sociétés civiles. Et des citoyens dont les États ne pourront plus continuer à ignorer longtemps les aspirations à la justice, à la paix, et donc au droit. Militante autant qu’ambassadrice, Leila Shahid en connaît la richesse.
En septembre 1982, avec son ami Jean Genet, parcourant Beyrouth après trois mois de siège et de bombardements, elle découvre avec lui, parmi les premiers, l’ampleur du massacre commis par les phalangistes libanais avec l’aide des fusées éclairantes lancées par l’armée israélienne, dans les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila. Dont aucun mot, jamais, ne pourra dire l’horreur, écrit Jean Genet dans son texte Quatre Heures à Chatila. En 2002, avec des Nobel de littérature et d’autres membres du Parlement international des écrivains, elle parcourt la Palestine occupée, ses camps de réfugiés aux abris éventrés par les soldats d’occupation. Elle retrouve une foule dense bravant les checkpoints et les risques d’arrestation pour écouter ces écrivains et le poète palestinien Mahmoud Darwich au théâtre Al-Kassaba de Ramallah. Quelques semaines plus tard, le théâtre se transforme en cible de l’armée israélienne, qui assiège aussi la Muqata’a du président Arafat.
Écrivains, intellectuels, militantes et militants, élus locaux déployant la coopération décentralisée, journalistes… Leila Shahid multiplie les échanges. Et se consacre aux débats avec les jeunes des quartiers populaires… Plusieurs années durant, avec ses amis journalistes et militants, l’un israélien, Michel Warschawski, et l’autre français, Dominique Vidal, Leila Shahid parcourt les banlieues françaises, pour l’écoute autant que le dire, sur la Palestine, sur le racisme, sur le génocide des juifs d’Europe, sur la vie dans les quartiers, sur les leçons que l’Histoire nous lègue… Ensemble, ils contribuent à substituer au leurre de projections prétendument identitaires un socle commun d’exigences de justice et de droit, de part et d’autre de la Méditerranée.
Avril 2015. Mucem, Marseille. Leila Shahid conclut une première visite de l’exposition « Lieux saints partagés » par un long hommage. L’homme dont elle raconte l’histoire aux visiteurs se nomme Paolo Dall’Oglio. Prêtre, persona non grata en Syrie pour son engagement aux côtés des forces démocrates contre le régime de Bachar Al Assad, il est retourné en Syrie en juillet 2013 négocier la libération de journalistes retenus en otages. Depuis, nul n’a plus de nouvelles de Paolo Dall’Oglio. Les droits, indivisibles, sans frontières, méritent d’être défendus partout avec la même conviction, dans le respect de la pluralité des identités. Avec Leila Shahid, nous réapprenons sans cesse cette évidence. Rare.