Un impérissable symbole
Par Abdelkrim Hammada Journaliste
Un valeureux combattant de la guerre de libération nationale algérienne (1954-1962) au sein de commandos armés du dispositif de combat FLN/ALN déployé dans la zone autonome d’Alger, capitale de l’Algérie en lutte pour son émancipation du joug colonial français subi dès juillet 1830. C’était d’abord une colonisation classique conforme à l’esprit de conquêtes territoriales du capitalisme ascendant de l’époque, visant à soumettre de force autrui, afin de disposer de son territoire, de ses richesses et de ses populations au gré des évolutions ultérieures du système de relations internationales iniques alors en vigueur, et qui demeurent à nos jours fortement inégalitaires. Une occupation vite devenue colonie de peuplement instaurée par le fer, le feu et les massacres collectifs génocidaires afin de contenir puis de réduire la résistance du peuple algérien au sein duquel, et à travers toute l’étendue du pays, les révoltes sporadiques localisées et des mouvements insurrectionnels plus larges se sont régulièrement succédé, y compris après 1847 et l’abdication de l’émir Abdelkader. Ce dernier, personnalité exceptionnelle à plusieurs facettes, avait tout de même réussi entre-temps à réunifier autour de sa personne et de la nécessaire défense nationale l’essentiel des tribus du pays, et à restaurer un ordre national avec une première ébauche d’état algérien moderne. Un état doté d’une armée, d’une administration fiscale, battant monnaie et fabriquant son armement. Un état qui de surcroît entretenait des relations diplomatiques avec des puissances tierces et non des moindres. Plusieurs entités partenaires du pourtour méditerranéen, ainsi que la Grande-Bretagne et les états-Unis d’Amérique, entre autres.
Amar Ali dit « Ali la Pointe » est né le 14 mai 1930 à Miliana, cité autrement qualifiée de ville des cerises, située à près de 200 kilomètres au sud d’Alger. C’était l’année du centenaire de la colonisation, célébré avec faste par les autorités coloniales françaises de l’époque, qui sacrifiaient à l’autosatisfaction en considérant le peuple algérien « indigène » comme définitivement soumis, et leur criminelle politique de « pacification » comme irrémédiablement aboutie. À l’instar de l’écrasante majorité de ses semblables et coreligionnaires, il connaîtra fatalement le dénuement familial et ses principaux corollaires, la malnutrition, l’analphabétisme, l’absence d’accès aux soins et au travail dignement rémunéré. À peine préadolescent, il alternera les petits boulots dans les fermes spoliées par le colonat, et sombrera dans les dérives délictuelles en raison de la quête quasi obligée visant à améliorer son ordinaire et celui des siens. Toute une réalité globale, c’est-à-dire aux plans politique, économique, social et culturel confondus, aujourd’hui prouvée et donc incontestable, qui tranchait avec l’aisance et le bonheur de ceux d’en face, les Européens qui prospéraient à l’ombre du grand colonat exploiteur et discriminant, un régime prédateur dont l’adage ou l’obsession était de « faire suer le burnous ». De l’indigène bien entendu... le burnous étant un de ses attributs sociologiques majeurs selon l’éminent penseur maghrébin Ibn Khaldoun.
Du fait donc d’un environnement empreint d’adversités de toutes natures, le jeune Ali la Pointe eut de nombreux démêlés avec la justice de l’occupant qu’il défiait presque naturellement, et multiplia dès lors les courts séjours en détention pénitentiaire, d’abord pour mineurs, ensuite pour adultes, entre sa région natale et Alger où il se rendit pour apprendre le métier de maçon. Apprentissage professionnel pendant lequel il aimait s’adonner à son sport favori, la boxe. C’est en détention qu’il devait découvrir début 1955, dans la fameuse prison de « Serkadji » ou « Barberousse » d’Alger, le militantisme pour la cause nationale et le combat pour la liberté et l’indépendance au contact de détenus politiques, bien sûr sans le statut afférent, qui leur était dénié à ce moment. Un choc puis des discours démonstratifs qui ont jalonné sa rapide et solide conscientisation jusqu’à en faire un candidat militant prêt à tous les sacrifices.
Dès sa sortie de « Barberousse », Ali s’engagea résolument dans le combat politique et militaire de libération auquel le Front de libération nationale (FLN) conviait l’ensemble des Algériens de toutes obédiences politiques, et quelle que fût leur origine ethnique, croyance ou incroyance religieuse. Un miracle de la révolution algérienne dont le caractère éminemment populaire n’est plus à démontrer. Un miracle qui prouve pleinement le bien-fondé du postulat de Larbi Ben M’hidi, membre de la direction collégiale du FLN et théoricien de cette révolution en marche, qui apostrophait ainsi ses compagnons de combat : « Jetez la révolution dans la rue et elle sera portée par douze millions d’Algériens », chiffre estimé de la population nationale en 1954. Un mouvement politique unitaire et anti-sectaire qui ne devait laisser aucune frange de la communauté nationale sur la marge, pas même les marginaux et autres repris de justice catalogués irrécupérables comme Ali la Pointe, entre beaucoup d’autres.
Plus qu’un mythe des diverses formes de guérillas – la guérilla urbaine prit à Alger des proportions inégalées partout ailleurs dans le monde – comme le veulent beaucoup qui privilégient avant tout les coups d’éclats et hauts faits d’armes, performances que certains combattants algériens ont su accomplir autant sinon bien plus que lui, il était et demeure un symbole du génie révolutionnaire. Le militant de la cause nationale Amar Ali s’est littéralement métamorphosé dans l’action révolutionnaire politique et armée, et surtout au-delà de la mort, en un impérissable symbole de la mobilisation révolutionnaire du peuple qui transcende, bonifie et élève le destin d’hommes jadis tenus pour quelconques, sinon même parasitaires, au service d’un idéal supérieur. Celui du recouvrement de la dignité humaine et de l’identité nationale, bien commun de toutes et de tous.
Cet authentique héros au caractère entier fort trempé sera localisé puis explosé à la dynamite par les commandos parachutistes du corps expéditionnaire et colonial français, dans un refuge de la vieille cité algéroise, la Casbah, le 8 octobre 1957. Il a été mis à mort avec ses compagnons d’armes et de révolution Hassiba Ben Bouali, Mahmoud Bouhamidi et Yacef Omar dit « petit Omar », qui était âgé de douze ans seulement.
Une petite histoire dans la grande, l’universelle même, merveilleusement portée et projetée à travers toutes les latitudes par le film culte de Gillo Pontecorvo et Yacef Saâdi, La Bataille d’Alger. Une remarquable histoire d’hommes et de femmes, balisée de bravoure et d’énormes sacrifices, devenue dès lors, grâce à Ali et ses camarades de lutte, une sorte de cours magistral, dédié aux spécialistes comme aux étudiants, sur la guerre et les stratégies révolutionnaires, au même titre que la chute de Dien Bien Phu, au Viêt Nam.