Insurgés
Éditorial
Par Jean-Louis Pradel, Historien et critique d’art Professeur à l’école nationale supérieure des Arts décoratifs de Paris Décédé le 18 octobre 2013
Les portraits de Mustapha Boutadjine illuminent le visage de la révolte où se reconnaît l’orgueilleuse volonté d’être libre. Ils donnent forme à un panthéon fraternel de résistants
« étrangers », comme ceux de « l’Affiche rouge » que célèbre Aragon. Héros et martyrs, poètes et musiciens, tous ils changent le monde, le chantent et l’enchantent.
Portraits solaires et galactiques, ils font valser des tourbillons de bouts de papiers magistralement domptés et retrouvent le chemin de l’icône où l’invisible le dispute aux évidences du visible. C’est après avoir mis en morceaux le déjà-vu et l’imprimé de la pub ordinaire que Mustapha Boutadjine construit ses icônes extraordinaires.
Réinterprétant des documents en noir et blanc, il retrouve le geste des peintres de la lumière qui bâtissent du visible au couteau, à touches plus ou moins véhémentes de couleur-matière sortie des tubes. Mais Mustapha Boutadjine préfère les déchirer aux doigts. Ils coupent et ils tranchent dans ce trop bien lissé qui surfe sur les produits de l’industrie du luxe et le bonheur aseptisé des stars médiatiques pour le réduire à une foule de morceaux méticuleusement choisis. Assemblées et collées, ces épaves éparses de slogans fragmentés et d’images brisées où se glissent quelques clins d’œil autobiographiques orchestrent un chaos de braises crépitantes.
Elles embrasent des mosaïques qui tiennent le spectateur à distance pour que surgissent des icônes somptueuses et qu’apparaisse la présence fascinante d’une absence qui nous regarde autant qu’elle nous concerne. Ainsi nous fixe le miroir scrupuleusement poli des pupilles de ces visages de femmes et d’hommes victimes pour la plupart d’une disparition programmée.
Leurs regards brillent de l’effroi des ténèbres, gravé à jamais sur leurs rétines. Ce sont les soleils noirs d’une galaxie multicolore de l’insoumission radicale. Au moment où le pouvoir ne cesse de nous raconter des histoires, où l’hygiénisme, le principe de précaution, le devoir d’ingérence, la répression sécuritaire saccagent la liberté des hommes, alors que le cynisme et l’injustice sont partout aux commandes, c’est dans une tout autre histoire que nous emporte cette ronde de portraits aux identités irréductibles, forcément sans frontières. Non seulement ils nous rafraîchissent la mémoire, mais ils éclaboussent le présent de richesses sans prix, celles qui nient les frustrations du chacun pour soi et de la marchandisation pour exalter les forces vives du partage et de l’échange. Forgé au feu d’un désordre exubérant qui évoque des tempêtes de confettis et les éclats de la boule de cristal au ciel des bals populaires, l’art de Mustapha Boutadjine est une fête où il fait bon retrouver le singulier pluriel de l’espoir, comme l’étincelant pouvoir de dire non.