Témoin d’un génocide
Par Jean Chatain Journaliste à L’Humanité Texte paru dans L’Humanité du 13 juin 1994
Le 6 avril, le génocide commençait. Un million de victimes en trois mois. Des massacres planifiés par les autorités de l’époque, avec des complaisances internationales. Notre reporter Jean Chatain est retourné là où il était il y a dix ans.
Le pays entier puait la mort
Kigali (Rwanda), envoyé spécial. 7 avril 1994 au matin. Le génocide commence à déferler dans la capitale rwandaise. Les rues ont été barrées la veille au soir, au moment même où l’avion transportant le président Juvénal Habyarimana (accompagné de son homologue burundais Cyprien Ntaryamina) s’écrasait, entraînant tous ses passagers dans la mort. La milice Interahamwe (« ceux qui frappent ensemble »), formée par l’ex-parti unique MRND et la CDR, composante la plus ouvertement extrémiste du Hutu Power (« pouvoir hutu ») sur lequel Habyarimana avait fondé son régime, disposait ses premières « barrières » sur tous les axes stratégiques. Les passants sont sommés de présenter leurs papiers d’identité, lesquels précisent « l’appartenance ethnique » de son détenteur (une invention du colonialisme belge). Si le mot « Tutsi » figure sur la carte, la personne – homme, femme ou enfant – est aussitôt assassinée. Simultanément, des commandos, disposant de listes, forcent les portes des militants hutu d’opposition : membres du gouvernement de transition issu des accords d’Arusha (août 1993) censés créer les conditions de la démocratisation du pays, journalistes, responsables d’associations, candidats déclarés à des élections régulièrement annoncées et toujours reportées. Tous sont tués, le plus souvent avec leurs familles. Le 7 au matin, ces meurtres ciblés se poursuivent – c’est ce jour-là que la Première ministre hutu du gouvernement de transition, Agathe Uwilingiyamana, et son mari sont massacrés à la machette, ainsi que les dix Casques bleus belges affectés à leur protection –, mais sont noyés dans une folie de sang « ethnique », celle qui, en l’espace de trois mois, fera un million de morts dans la « minorité tutsi ».
La « complaisance » de Paris
L’attentat contre le Falcon 50 présidentiel a été le détonateur de la tuerie, non son motif. Les listes préétablies des dirigeants politiques hutu d’opposition et des familles tutsi en sont la preuve. De même que les assassinats politiques et les massacres localisés, véritables « répétitions générales » du génocide, qui, depuis fin 1990, avaient déjà ensanglanté le pays, du Nord (Gisenyi, Ruhengeri) au Sud (zone du Bugesera). Durant l’année précédente, d’autres signes annonciateurs de la « solution finale » élaborée par l’Akazu (la « maisonnée », comprenez : le clan présidentiel) s’étaient multipliés. Tel le rapport de la commission constituée par la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme et Human Rights Watch Africa, qui condamnait la dérive génocidaire du gouvernement Habyarimana. Il contenait notamment le témoignage d’un cadre Interahamwe, Janvier Afrika, affirmant avoir participé à une réunion de préparation du massacre des Bagogwe (1991), réunion dirigée par le général-président lui-même, en compagnie de son épouse Agathe. Le rapport dénonçait aussi « la passivité et la complaisance » de Paris, soutenant le régime clanique et raciste mis en place par Kigali. Extrait d’un autre témoignage de Janvier Afrika – lequel assurait œuvrer « directement avec la présidence » –, publié plus tard par le journal britannique The Guardian. Évoquant un camp d’entraînement de la milice extrémiste hutu, le « repenti » déclarait : « Deux militaires français entraînaient les Interahamwe (...) Des Français se trouvaient également au “fichier central”, au centre de Kigali, où se déroulaient des séances de torture. »
À l’hôpital de Gahini
C’est une banalité que de dire que le sadisme est un corollaire de toute persécution raciste. Il faut pourtant la réaffirmer tant le déchaînement en ce domaine fut la règle durant les trois mois suivants. Pour m’être déplacé en avril-mai 1994 depuis Mulindi – quartier général du FPR (Front patriotique rwandais) établi non loin de la frontière ougandaise – dans la partie ouest du Rwanda, je peux témoigner qu’à ce moment le pays entier puait la mort et l’horreur. Places des villages submergées de corps mutilés ; pistes bordées elles aussi de cadavres, ceux de fuyards rattrapés par les tueurs de l’Interahamwe et des FAR (forces armées rwandaises). Le plus insoutenable peut-être, les bananeraies ou les bosquets : vous ne voyiez rien, mais une odeur insoutenable s’en exhalait. Combien de corps pouvait-il s’y décomposer ? Une interrogation qui tourne vite à la hantise. À Gahini, non loin de la préfecture de Kibungo, dans l’hôpital mis en place par le FPR, des centaines de rescapés, couchés le plus souvent à même le sol et dans les couloirs, présentaient des blessures attestant de la volonté de faire mourir le plus cruellement possible. Une « méthode » avait été beaucoup appliquée dans cette région : trancher à la machette le mollet de sa victime et l’abandonner là. De quoi meurt-on ? Douleur, soif ou gangrène, aucun médecin n’a pu m’éclairer à ce propos. L’avance des combattants du FPR fut, dans cette région, suffisamment rapide pour sauver plusieurs de ces promis à la mort lente. Le récit que me faisait un rescapé du massacre de Rukara (un millier de corps croupissant devant et dans l’église de ce village proche), la nuque enveloppée d’un énorme linge, pansement improvisé attestant du coup de bâton clouté qui l’avait plongé dans le coma, était souvent rendu inaudible par les gémissements d’un jeune Tutsi couché sur une table, juste dans mon dos. Deux infirmières étaient littéralement assises sur lui afin de l’immobiliser, une troisième soignait sa jambe mutilée, le muscle disparu laissant à nu l’os du tibia. Soins donnés à vif, le peu de produits anesthésiques dont disposaient les médecins FPR étant réservé aux amputations qui s’effectuaient dans un autre bâtiment. Deux docteurs s’en chargeaient à la cadence de douze par jour. Chaque matin, ils effectuaient une brève visite de ceux qui avaient été mis la veille sur une « liste d’attente », afin d’éventuellement en modifier l’ordre en recensant les personnes les plus susceptibles de décéder dans les heures suivantes. « Je sais que c’est monstrueux – me déclara l’un des deux – mais le moyen de faire autrement ? »
« Priez pour notre massacre »
Non loin de Gahini, dans le secteur de Kiziguro, un gigantesque puits, aujourd’hui recouvert d’une dalle et transformé en mémorial du génocide. J’y avais rencontré, le 26 avril 1994, Gamaliel Segnicondo, enseignant à l’école primaire. D’après lui, environ huit cents Tutsi s’étaient cachés à proximité. Conduits par l’un de leurs dirigeants nationaux, Gatete, les Interahamwe les découvrent et les encerclent avant de les traîner par groupes jusqu’au puits. « Tous ont été tués à la machette, au bâton ou avec une barre de fer. Juste un coup sur le crâne, raconte alors Gamaliel. Pour certains, on avait pris soin, avant, de leur lier les mains. Pendant ce temps, j’étais caché car je savais que j’étais sur la liste. Puis j’ai appris l’existence de ce trou. C’est là qu’ils jetaient les corps, même si certains étaient encore vivants. » À l’approche des forces du FPR, les miliciens prennent la fuite vers la Tanzanie. Gamaliel sort de son refuge : « J’ai été à la paroisse chercher des fils électriques. Avec un Blanc (dont il refusera de donner le nom, précisant seulement : un Suisse), on les a tressés pour faire un câble. Grâce à lui, nous en avons retiré huit qui étaient vivants. » Sur ces huit, six ont survécu. Quel est le nombre de ceux qui furent précipités vivants dans ce charnier pour y agoniser ou y périr étouffés ou écrasés sous le poids des autres corps ? Autre rencontre dans la même commune, celle de l’abbé Jean Léonard Nkurunziza, prêtre de la paroisse de Zaza. Lui aussi dénonce, dès le début de notre entretien, les autorités officielles du pays, y compris la hiérarchie catholique dont il dépend. Puis il raconte le massacre perpétré dans sa paroisse : « Il y a eu au moins six cents morts. » Un souvenir le bouleverse tout particulièrement, celui d’un milicien interrompant un instant le « travail », pour lui confier : « Ce sont nos ennemis. Priez pour que notre massacre soit réussi. »