Le frère Malcolm
Par Michel Muller Journaliste à L’Humanité
Le 21 février 1965, le combattant antiraciste prononce un discours dans le quartier de
Harlem, à New York, devant un auditoire de quatre cents personnes. Trois hommes lui tirent dessus. Il succombe. Le défenseur des droits humains qu’il était devenu apparaissait gênant pour certains. « Nous vivons une ère révolutionnaire, et la révolte des Noirs américains est partie intégrante de la rébellion contre l’oppression et le colonialisme qui caractérise cette ère. (…) Nous assistons aujourd’hui à la rébellion générale des opprimés contre leurs oppresseurs, des exploités contre les exploiteurs. » En prononçant ces paroles le 18 février 1965 dans une salle comble de l’université Columbia à New York, Malcolm X signait son arrêt de mort. Trois jours plus tard, alors qu’il venait de prendre la parole dans une salle de Harlem, trois hommes tirent sur lui. Il meurt d’une décharge de gros plomb et de vingt-et-une balles. Déjà, le 14 février précédent, sa maison avait fait l’objet d’un attentat à la bombe.
En 1966, trois membres de Nation of Islam sont reconnus coupables et le FBI, qui avait de longue date infiltré cette organisation, est soupçonné d’avoir, pour le moins, laissé faire le crime. Deux mois avant l’assassinat, Louis Farrakhan, l’actuel chef de Nation of Islam, avait écrit : « Un tel homme est digne de mourir. » Et pourtant Malcolm X avait été durant plus de dix ans l’un des promoteurs les plus actifs de ce mouvement également connu sous le nom de Black Muslims.
Malcolm Little – nom de famille qu’il remplacera par la lettre X pour marquer la rupture avec la pratique esclavagiste qui voulait que l’esclave masculin soit affublé d’un nom imposé par le maître – est né le 19 mai 1925 à Omaha (Nebraska). En 1926, la famille s’installe avec ses neuf enfants à Lansing, au Michigan. Son père, Earl, meurt en 1931, écrasé par un tramway après avoir été frappé à la tête, sans doute par des racistes, comme quatre de ses oncles, assassinés par des Blancs. Earl Little était un partisan convaincu de Marcus Garvey, un « prophète » jamaïquain prônant le retour en Afrique et le refus de toute intégration des Noirs dans la société étasunienne. Après l’internement de leur mère dans un hôpital psychiatrique en 1938, les enfants Little sont éparpillés dans des foyers pour enfants.
Ballotté de familles d’accueil en foyers, Malcolm tombe dans la délinquance à Boston. Il est arrêté en janvier 1946 et condamné à dix ans de prison. Lecteur passionné, il découvre un autre monde que celui qui lui colle à la peau, en même temps que Nation of Islam, une organisation de quelques centaines de membres, basée à Chicago, dont le « prophète », Elijah Muhammad, affirme être l’incarnation de Mohammed et dont le fondateur, Wallace Fard Muhammad, se prétend la réincarnation de Dieu. Sa « doctrine » affirme que le premier homme était un Noir, et que les autres êtres humains ne sont que des avatars, des « diables ». Un mythe repris en miroir inversé de la légende blanche sudiste, selon laquelle c’est en étant plongé dans le Jourdain que ces Noirs d’origine sont devenus blancs, la « race » bénie de Dieu. C’est ainsi que Nation of Islam préconise un apartheid total, et donc la formation d’un État intégralement noir ainsi que la « pureté de la race noire ». Le 8 mars 1964, Malcolm X annonce son départ de Nation of Islam.
C’est à l’occasion d’un voyage en Afrique et à La Mecque cette même année que Malcolm se débarrasse de ce fatras doctrinaire en découvrant la religion musulmane, à laquelle il se convertit. Il découvre la fraternité humaine. Dans les semaines qui précèdent son assassinat, Malcolm X attire des milliers de Blancs et de Noirs dans ses conférences en les appelant à lutter pour la justice et contre le racisme intrinsèque de la société étasunienne. « Je crois qu’il faut reconnaître tout être humain en tant qu’être humain, sans chercher à savoir s’il est blanc, noir, basané ou rouge ; lorsque l’on envisage l’humanité comme une seule famille, il ne peut être question d’intégration ni de mariage interracial : c’est tout simplement un être humain qui en épouse un autre et qui vit avec lui », proclame-t-il le 19 janvier 1965. Ce n’est pas un hasard si ce fut Farrakhan qui prononça son arrêt de mort. Ayant pris le relais à la tête des Black Muslims, il se lance dans une vaste campagne de manipulation des communautés noires qui culmine en 1995 par le Million Men March, un gigantesque rassemblement à Washington dont les Blancs, « ennemis naturels de Dieu », et les femmes noires sont exclus. Il y proclame la pénitence des hommes noirs dans l’éducation des enfants et dans la « protection de leurs femmes ». Une effroyable culpabilisation des victimes du racisme qui attira des commentaires élogieux des médias dominants.