Le penseur radical
Par Lionel Venturini Journaliste à L’Humanité
Noir, homosexuel, militant des droits civiques : pour beaucoup moins que cela, l’Amérique des années cinquante et soixante mettait au pilori. Aîné de neuf enfants sans père biologique présent, James Baldwin – le nom du second époux de sa mère, prédicateur – dut à un professeur de lycée de pouvoir poursuivre ses aspirations littéraires, et de ne pas se consacrer lui-même à la prédication chez les pentecôtistes de Harlem. De petits boulots en petites publications de nouvelles.
Mort en 1987 à Saint-Paul-de-Vence après de longues années passées en France, où il arrive pour la première fois en 1948, penseur radical de la condition des Noirs américains et impliqué dans le mouvement pour les droits civiques aux côtés de Malcolm X, Nina Simone ou Harry Belafonte, James Baldwin pourrait rester dans l’histoire plus comme un intellectuel brillant que comme romancier. Ce serait faire injustice à un écrivain certes classique dans sa facture, mais porteur d’une volonté de réconcilier art et engagement.
C’est vrai de Giovanni, mon ami, où la relation homosexuelle se donne libre cours, de toutes ses œuvres romanesques la plus subtile, la plus accomplie, pressentant combien une étincelle pouvait faire exploser la communauté noire, lasse d’être mise à l’écart. Des deux côtés de l’Atlantique, son œuvre a eu des influences certaines, sur Jean Genet comme sur Toni Morrison. Et bien sûr Alain Mabanckou, dont la Lettre à Jimmy a Baldwin pour destinataire.
Mais l’ancien prédicateur, marqué par l’attitude de la police française à son égard lors de la guerre d’Algérie parce que sa peau claire et ses cheveux crépus le faisaient passer pour Maghrébin, lui remémorant de sanglantes et sombres années aux états-Unis, a l’art de faire perdre toute illusion au lecteur. « Je sais, de toute façon, que j’ai personnellement atteint le point le plus crucial de mon évolution le jour où j’ai été forcé d’admettre que j’étais une espèce de bâtard de l’Occident ; en remontant le cours de mon passé, je ne me retrouvais pas en Europe, mais en Afrique. » Une lucidité sans faille pour celui qui nous enjoignait d’« aimer ce que j’écris, et non ce que je suis ».