Une pensée bousculante
Par Mireille Fanon-Mendès France Présidente de la Fondation Frantz Fanon Experte du groupe de travail sur les Afro-descendants au Conseil des droits de l’homme de l’ONU
Frantz Fanon, une vie écourtée, un passage à la vitesse du vent avec l’exigence de tout tenir dans l’empan de ses mains. Partir, tout quitter, pour soutenir la lutte contre l’oppresseur allemand ; rejoindre la dissidence en empruntant avec quatre amis, Rimbaud en bandoulière, une embarcation de fortune qui les a menés de la Martinique à la Dominique. Il retiendra du passage dans l’Est de la France, où il parviendra à se rendre, la lourdeur de la trahison, confronté qu’il fut au racisme et à l’indifférence franco-centrée ; encore partir, quelques années plus tard, pour être du côté du peuple algérien combattant pour sa libération et sa souveraineté.
Étudier loin de son pays, croiser les pensées de Sartre, de Merleau-Ponty et de tant d’autres. Croiser le regard vide de ceux qui le toisent ; racisme biologique totalement assumé. Les zoos humains ne sont pas si loin.
Psychiatre pour répondre aux exigences et intransigeances de la folie et tenter de rompre avec les formes de la domination politique qui maintient dans une profonde névrose existentielle aussi bien ceux qu’elle domine que ceux qui dominent, avec la Martinique en toile de fond.
Comprendre les méandres de la maladie mentale en interrogeant les formes d’aliénation produites par le système socio-politique qui impose ses tentacules aliénantes et dominantes à une large partie du monde.
S’arrêter à Saint-Alban, y passer ses années d’internat en compagnie du médecin directeur, François Tosquelles, qui lui donnera un infatigable besoin de s’écarter de la psychiatrie traditionnelle et excluante et une exigence sans fin pour transfigurer le contexte de l’enfermement afin que les uns et les autres se transforment en homme nouveau, libre, debout, doté de pensée critique…
Militant engagé auprès du FLN pour comprendre ce que signifie, à la fin des années cinquante, la solidarité politique, au risque de sa vie. Rompre avec l’État colonial et encore partir.
Écrire sans cesse pour dire le racisme et ses dévastations politiques et sociales ; écrire pour penser la révolution ; en anticiper les écueils ; écrire et aller au-delà de l’Algérie ; engager une réflexion en vue de l’unité africaine, de l’unité du continent africain. Écrire pour comprendre la libération et le chemin à parcourir vers l’émancipation.
Produire des essais philosophico-politiques, mais aussi aux côtés des malades écrire avec eux, de leur vie quotidienne et de leur libération mentale acquise, pas à pas, au fil d’engagements éthiques et de réflexions qui articulent l’oppression sociale et les détours des errements psychiques ; une façon d’enrichir la pensée politique et philosophique.
Arriver en Tunisie, expulsé d’Algérie, et continuer inexorablement à travailler le dérèglement mental et ses interactions avec l’environnement. Ne jamais abandonner. Ne jamais renoncer. Le but ultime, interroger et penser les conditions d’émergence de l’homme nouveau, d’un nouvel humanisme
– loin de celui imposé par une pensée occidentale étriquée et réductrice – qui reste à venir.
Frantz Fanon, une pensée en action.
S’engager encore plus dans la lutte de libération ; continuer le combat tout en restant psychiatre ; mais ce n’est jamais assez ; devenir journaliste et ambassadeur itinérant du gouvernement provisoire algérien. Aller rencontrer ceux qui luttent pour sortir du colonialisme.
S’éteindre, un jour de décembre, dans un hôpital américain, loin de ceux qui l’ont accompagné et de ce qui l’a accompagné tout au long de sa vie, ravagé par la maladie de Hodgkin.
Continuer à exhorter à ne pas abandonner la lutte dans cet espace social où les hommes et les femmes peuvent toujours questionner un ordre du monde dévastateur.
Et continuer à vibrer dans les esprits de ceux qui persistent, malgré les forts vents contraires,
à marcher pour parvenir au projet de montée collective en humanité.
Frantz Fanon, « Guerrier silex » pour Aimé Césaire, « Paraclet » pour Hamidou Dia ; peu importe ! Frantz Fanon, tout simplement un homme qui a tenté de se maintenir debout, d’emprunter les routes de la libération pour atteindre l’émancipation ; une pensée en action trop tôt partie.
Une pensée dynamique, dérangeante et bousculante. Une pensée qui force à ne jamais renoncer.