Le guérillero héroïque
Par José Fort Journaliste à L’Humanité Texte également publié dans 30 ans d’Humanité. Ce que je n’ai pas eu le temps de vous dire, de José Fort, Éditions Arcane 17, 2015
« J’ai toujours été fier de mon fils et je sais qu’il restera dans les mémoires comme un homme droit, courageux, défendant de nobles causes, des valeurs de justice et de liberté. Un vrai révolutionnaire. » Ainsi me parlait M. Guevara Lynch, le père d’Ernesto Rafael Guevara de la Serna dit le « Che ». Au quinzième étage de l’hôtel Habana Libre dans la capitale cubaine, nous avions pris l’habitude de prendre le café – enfin, moi le café et lui le maté, l’infusion stimulante et diurétique traditionnelle argentine – lors de nos matinales où nous échangions nos opinions sur un film, un bouquin, l’actualité internationale, l’orage de la veille et… la vie du Che. Aujourd’hui disparu, M. Guevara Lynch, dont je conserve le souvenir d’un homme chaleureux, m’a permis de découvrir la vie de son fils, qui restera une figure emblématique du XXe siècle.
Ernesto Rafael Guevara de la Serna, né le14 juin 1928 à Rosario, aurait pu vivre bourgeoisement dans son pays, l’Argentine. Fils de l’architecte Ernesto Guevara Lynch, d’ascendance espagnole et irlandaise, et de Celia de la Serna de la Llosa, fille de famille fortunée, le futur Che, déjà asthmatique, a d’abord vécu dans les quartiers huppés de Buenos Aires puis dans la région de Córdoba, avant de s’installer à nouveau dans la capitale argentine. En 1947, il commence ses études et montre peu d’intérêt pour la politique, alors que ses parents affichent leur hostilité au régime péroniste. C’est une jeune communiste argentine, Berta Gilda Infante, connue sous le nom de Tita, qui lui propose ses premières lectures marxistes.
Premier voyage au Chili, au Pérou, en Colombie, en octobre 1950. À vingt-trois ans, il repart fin 1951 sillonner l’Amérique latine sur une Norton 500 cm3 baptisée La Vigoureuse, avec son ami Alberto Granado (qui vient de mourir à La Havane). La moto les lâche en cours de route et ils trouvent des petits boulots pour financer le voyage : marchands ambulants, dockers, plongeurs dans des restaurants et même entraîneurs de football. Ernesto rentre à Buenos Aires terminer ses études et devient médecin. Il reprend la route à la découverte du continent : Bolivie, Pérou, Équateur, Panama, Costa Rica, Honduras, Nicaragua, Salvador, pour finalement arriver au Guatemala. Il découvre la triste réalité du continent, la pauvreté, la surexploitation, la violence, l’arrogante colonisation nord-américaine. Plus tard, il déclara : « Les conditions dans lesquelles j’avais voyagé m’avaient fait entrer en contact avec la misère, la faim et la maladie. J’ai eu sous les yeux la dégradation provoquée par la sous-alimentation et la répression. » Plus tard au Mexique, il rencontre Fidel Castro et décide de s’engager totalement dans le mouvement révolutionnaire aux côtés des rebelles cubains, qui lui donnent le surnom « El Che », che étant une interjection dans le langage parlé argentin (comme « hé »), dont Guevara usait souvent. « Je passai toute la nuit à parler avec Fidel », écrira le Che, poursuivant : « À l’aube, j’étais le médecin de sa future expédition. Il est vrai que, depuis la dernière expérience vécue au cours de mes voyages à travers l’Amérique latine, et finalement au Guatemala, il n’en fallait pas beaucoup pour m’inciter à entrer dans n’importe quelle révolution contre un tyran. Fidel m’a impressionné. Je fus gagné par son optimisme. Il fallait passer à l’action, combattre et concrétiser. »
Le Che sera de tous les coups : le débarquement à Cuba du Granma en 1956, la guérilla dans la Sierra Maestra, la bataille de Santa Clara, la victoire de la révolution cubaine, l’entrée dans
La Havane en janvier 1959. Un mois plus tard, pour services rendus à la patrie, Ernesto Guevara est déclaré citoyen cubain. Alors commence le deuxième chapitre de l’histoire.
Guevara n’était pas un spécialiste de l’économie. Il effectue pourtant ses premiers déplacements à l’étranger pour traiter de ces questions puis occupe successivement les postes de président de la Banque nationale de Cuba et de ministre de l’Industrie. Était-il le mieux placé pour occuper de telles fonctions ? À l’époque les candidats ne se pressaient pas au portillon. Quoi qu’il en soit, l’attitude des gouvernants étasuniens allait radicaliser la révolution. C’est ainsi que le Che notait qu’à « chaque coup de l’impérialisme U. S., nous devions riposter. Chaque fois que les Yankees prenaient une mesure contre Cuba, nous devions immédiatement prendre une contre-mesure, et la révolution se radicalisait ainsi progressivement ». La construction du socialisme, « ce drame étrange et passionnant », selon le Che, était à l’ordre du jour pour la première fois en Amérique latine. Entre 1963 et 1965, Guevara effectue de nombreux voyages dans le tiers-monde, en Chine et en URSS. Il critique « la bureaucratie du socialisme réel », affirmant que « la recherche marxiste avance sur une route dangereuse. Au dogmatisme intransigeant de l’époque de Staline a succédé un pragmatisme inconsistant ». En février 1965, lors d’un discours prononcé à Alger, il critique les pays dits socialistes « complices dans une certaine mesure de l’exploitation impérialiste ». La goutte qui fait déborder le vase de la colère des dirigeants soviétiques contre celui qui déclare : « Il faut fuir comme la peste la pensée mécanique. Le marxisme est un processus d’évolution. Le sectarisme à l’intérieur du marxisme crée un malaise, un refus de l’expérience. »
Le Che accepte aussi de reconnaître ses propres erreurs : l’excès de volontarisme, une politique souvent désastreuse en matière agricole, l’industrialisation à marche forcée ne prenant pas en compte les contraintes nationales et internationales, fournissant une production de médiocre qualité à un prix élevé.
Ernesto Guevara était médecin et révolutionnaire, pas économiste. Il en tirera les leçons. Une, particulièrement : il est impossible de construire le socialisme dans un seul pays, qui plus est dans une petite île dépourvue de matières premières et d’énergie et obligée de se soumettre aux lois du marché. La seule solution, selon lui, est dans l’extension de la révolution, permettant des échanges économiques justes, équitables et empêchant toute mainmise étrangère sur le pays et sur sa politique nationale et internationale. Le prélude à son célèbre mot d’ordre : « Il faut créer un, deux, trois, plusieurs Viêt Nam », alors que ce pays d’Asie mène un terrible combat pour son indépendance contre la première puissance économique et militaire mondiale. Pour le Che, « nous ne pouvons rester indifférents devant ce qui se passe dans le monde. Une victoire de n’importe quel pays contre l’impérialisme est notre victoire. Une défaite de n’importe quelle nation est notre défaite ».
Le Che est toujours disponible. Il sillonne le pays, participe à la coupe de la canne à sucre, anime des débats là où on ne l’attend pas. On le voit dans les rues de la capitale jouer aux échecs. Pour lui, il s’agit d’un « jeu science » et il s’inscrit fréquemment dans les tournois de classification. Il affirme que « le jeu d’échecs est un passe-temps, mais aussi un éducateur de raisonnement, et les pays qui ont de grandes équipes de joueurs d’échecs sont à la tête du monde dans d’autres domaines ».
Le Che quitte les allées du pouvoir et Cuba en 1965. Le monde s’interroge : où est passé Guevara ? L’ancien ministre a repris son treillis vert olive – et des costumes-cravate pour franchir clandestinement les frontières – avec pour objectif l’élargissement du front anti-impérialiste, avec le total accord et le soutien de Fidel Castro. Entre ces deux hommes aux qualités complémentaires, contrairement à une légende, l’entente était totale. Pour le père du Che « ils se partageaient les tâches ».
Ernesto Guevara part pour le Congo « venger » Patrice Lumumba assassiné et soutenir le mouvement révolutionnaire dans sa lutte contre Moïse Tschombé. La guérilla composée de Cubains et de Congolais s’enlise au fil des mois. Au manque de moyens et aux dissensions entre les différents groupes rebelles congolais s’ajoutent les pressions venues de Moscou et de Pékin. Le Che devra constater que « nous ne pouvons pas libérer tout seuls un pays qui ne veut pas se battre » et quittera l’Afrique, voyagera clandestinement, avant de lancer une guérilla en Bolivie. Son dernier combat à forte valeur symbolique et stratégique.
Symbolique ? La Bolivie, dirigée à l’époque par le dictateur Barrientos, porte le nom de Simon Bolívar, leader des guerres d’indépendance contre la domination espagnole.
Stratégique ? La Bolivie se trouve au cœur du continent et dispose de frontières avec le Brésil, l’Argentine, le Paraguay, le Chili et le Pérou. Après plusieurs mois, la guérilla s’enfonce dans l’échec. Pour plusieurs raisons : le manque de soutien populaire, une armée bolivienne bénéficiant d’une aide massive des États-Unis, la mobilisation de la CIA sur le terrain, le mauvais choix du lieu d’installation de la guérilla, l’absence de relais avec les villes, le rejet par les organisations syndicales et progressistes et l’hostilité des communistes boliviens inspirés par Moscou.
En ce début du mois d’octobre 1967, la plupart des compagnons du Che sont morts ou en fuite. Guevara tente d’échapper à la traque. En vain. Cerné, il est fait prisonnier au matin du 8 octobre à quelques kilomètres de La Higuera, une petite ville située dans la précordillère andine. Blessé, il est installé sous bonne garde dans une classe d’une petite école. Les responsables de la CIA et les hommes du dictateur Barrientos consultent La Paz et Washington. Et c’est au colonel Zenteno que revient l’ordre de tuer Guevara. Le Che aura le temps d’écrire : « C’est la dernière fois que je vois le soleil se coucher. » Neuf ans plus tard, le colonel Zenteno sera abattu dans une rue de Paris.