Chaplin, l’homme qui n’avait rien d’un charlot
Par Jack Dion Journaliste, directeur adjoint de la rédaction à Marianne
Nietzsche disait : « Qu’y a-t-il de plus humain ? Épargner la honte à quelqu’un. » Le génie de Charlie Chaplin (1889-1977) est d’avoir créé un personnage qui épargne la honte aux petites gens, aux sans-grade, aux éternels oubliés, aux sans-voix – un personnage en quête permanente de dignité, fût-ce à travers les larmes ou le rire.
Telle est la vocation de Charlot. Avec son allure dégingandée – pantalon ample, veste étriquée, chapeau étroit, chaussures larges, petite moustache, canne en bandoulière, marche en canard – il restera le symbole éternel de la lutte contre toutes les oppressions, l’avocat d’une quête permanente de dignité.
Qu’il s’agisse de Charlot soldat (pacifistes de tous les pays unissez-vous !), des Temps modernes (le capitalisme pour les nuls), du Kid (la misère à visage enfantin), de La Ruée vers l’or (spaghettis aux lacets sauce clous de chaussures au menu) ou du Dictateur (si Hitler m’était conté), rien n’a échappé à son regard critique, à son humour dévastateur, à son coup de fouet cinglant.
Interrogé sur son travail, Charlie Chaplin a eu cette formule : « Le rire est le chemin le plus direct entre deux hommes. » Il est aussi parfois le chemin le plus direct pour déranger les puissants, importuner les bien-pensants, chatouiller les âmes sensibles, titiller les hypocrites.
Face à un homme qui n’avait pour arme que sa caméra, certains n’ont pas hésité à sortir l’arme lourde de la dénonciation calomnieuse et de l’allusion injurieuse. Dans l’Amérique de la guerre froide, Chaplin a été l’une des cibles préférées du FBI et du maccarthysme qui faisaient de tout progressiste un rouge, donc un traître en puissance. Sommé de rentrer dans le rang, traité de « bolchevique de salon d’Hollywood », il dut fuir les États-Unis pour s’installer en Suisse, où il est mort.
Aujourd’hui, on sait que les services du contre-espionnage de Grande-Bretagne – son pays natal – étaient également entrés dans la danse du scalp idéologique, au point de pondre 2 000 pages sur son compte. Dans le tas, on apprendra qu’il y eut même de longs travaux d’enquête pour savoir si l’inventeur du célèbre barbier juif du Dictateur n’avait pas des ascendances sémites et ne se prénommait pas en réalité Israel Thornstein.
Nonobstant les fourberies de ses tortionnaires d’opérette, il s’appelait Charlie Chaplin et il n’avait rien d’un charlot.