Parcours

Hadith d’un solitaire

Mustapha Boutadjine a l’apparence physique d’une autre histoire sociale, d’une autre condition de lutte. C’est un artiste engagé, cela ne fait pas de doute, enragé, libre dans son pessimisme, insolent dans son optimisme. Il ironise l’idée qu’il ajuste à un graphisme sans ambiguïtés. Il est un des rares artistes du Sud à s’intéresser au Sud. Dans ce Sud où les pensées s’entichent de folie, il se contente d’être l’agitateur invisible mais constant. Il s’emploie sans relâche depuis dix ans à défaire le système général d’illusions qui englue le tiers et le quart-monde. Il invente un théâtre de l’image, vaste espace graphique, délimité d’affiches. Ce n’est pas un lieu d’illusions. C’est une histoire de regards. C’est une partition de perceptions.
Son spectacle, habité de dix planches, est une chaîne du savoir. Il a été préparé pour la liberté : intense expressivité de la démarche, rythme à plusieurs variations, discontinuité des sensations, continuité du graphisme et de la thématique. Il dynamite en douceur le désespoir. Il agite le spectre de peuples exsangues, affolés de solitude, hébétés de souffrances. Derrière chaque image, il laisse un sillage de nausée. Ses messages sont saturés d’évi- dence, et, à l’évidence, dans ce débat d’idées, il se sait solitaire. Il réquisitionne tous les éléments d’opposition Nord-Sud et les traite avec le souci de montrer du doigt la spirale infernale du tiers et du quart-monde, tous continents confondus. Tous dé cits confondus : le savoir, la technologie, la richesse, la force. Toutes perversions engendrées : le fanatisme, la misère, la détresse, la pauvreté.
Mustapha insiste pour nous montrer que l’on ne peut pas entrer dans le vingt et unième siècle avec la misère, le retard technologique et l’intégrisme. Nous n’en avons pas le droit et il n’est pas possible de se convaincre d’exister avec autant de différences. Raclures de l’esprit que de croire au bonheur des peuples dans leur extrême déchéance. Il donne la parole à ces Afrique, comme il sut déjà donner la parole à l’Algérie où des bouts d’Afrique, ignorés, se réalisent lentement comme se construisent les drames portés à la perfection.
Dans son travail, il marque des oppositions fortes car il se mé e plus que tout des lectures à lunettes fermées, des compréhensions aux convictions closes, des émotions à ouvertures multiples. Il aime les sensations fortes, celles des terrains vagues d’Alger que ne vient abriter aucun muret, celles des pieds crevassés faute de chaussures portées, celles des bagarres courtes, des pleurs drus et des larmes ravalées. L’échange est inégal, dit-il : l’avenir pour les uns, le chaos pour les autres, il l’affirme ; la vie pour certains et la mort pour tout le reste, il le pressent. Il met en exergue les destins synonymes, même si les valeurs morales ne sont pas de mise, sida et intégrisme. Il s’agit de dé cit dans la vie. Il y a dans ses représentations bien évidemment beaucoup de Sud dans le Nord. Il y a, par contre, peu de Nord dans le Sud.
uand il existe, ce Nord s’atrophie, il subit le revoilement du fanatisme, les prêches religieux à traduction variable, la richesse con squée, les intelligences congédiées, les solidarités bloquées. Ce Nord ne magnétise plus. Il pourrait nous proposer un projet architectural nouveau. Pour cela, il aurait fallu faire capoter le sens géographique de l’intelligence Nord-Sud, l’indicateur de la misère Sud-Nord. Il précipite, sans complaisance, son jugement. Il vilipende les élites afropessimistes. Il fustige la civilisation du trop-plein et la civilisation du trop- vide qui viennent organiser leur fracture dans les manques, les surplus, dans la dépendance.
Mustapha a un sévère contentieux avec le temps. Il déteste le ralenti, les choses gées. Il souhaite un destin clair et rapide à l’Afrique. Pas de ces évé- nements au ralenti, que l’on prend le temps de mûrir, de passablement discuter et de faussement ré échir. Il veut que les situations bougent, que les hommes se décident, que les différences s’amenuisent. Il n’accepte pas ce sentencieux dicton, cette philosophie à quatre sous : « Il faut donner du temps au temps. » Il veut des choses nettes, propres, ne souffrant d’aucune ambiguïté. Il a le complexe des choses tranchées et tranchantes. Un évé- nement qui a une seule fonction et un seul destin.

Il voue la même tendresse à l’Afrique qu’aux femmes

Il s’agit de présence, de chaleur et de tendresse. Il ne peut aimer au singulier, tant chacune lui apporte un brin d’énergie, un soupçon d’humeur et une pincée d’humour. L’Afrique fait de même avec ses soleils, sa naïveté, ses désirs de vivre. Le temps, l’Afrique ne peut plus en avoir, ni en user à sa guise. Elle joue contre le temps. Son passé anticipe sur son avenir, sa mémoire empiète sur son futur, sa misère anticipe sur son destin. Dans cette existence renversée, dans cette Afrique bousculée, son travail est un moment de demain, un instant du vrai. Il a su combattre sa propre réussite. Pédagogue, il ne voulait pas se prolonger en autorité artistique. L’école des beaux-arts d’Alger a dû se passer de ses compétences car il ne pouvait accepter l’imposture régnante. Comment fait-il pour vivre dans ce Nord arrogant, pourtant arrimé à sa raison et à son cœur, ce Sud qui l’anime, l’agite, le fait inventer, le fait militer. Pour cela, il « empreinte » au Sud et au Nord. Il milite « juste » sans le spectacle média du Nord et sans le misérabilisme du Sud. Il milite « juste » à gauche. Il refuse de penser à l’ombre des mosquées et des chapelles d’opinion. Ce n’est pas un artiste de saison, ce n’est pas un artiste-maison. Il affiche sa différence en actes. Il est de ceux qui refusent de considérer l’Algérie comme une page d’histoire. Il est l’artiste de cette nouvelle séquence de l’histoire contemporaine. Il a une obligation, celle de suivre la voie qu’il s’est donnée, car ceux qui le reconnaissent comme l’un des leurs ont creusé le cours principal du destin national.
Edito par Abrous Mansour Paris,
le 30 décembre 1994