NANOSH ET RUPA

Nanosh et Rupa

Par Mustapha Boutadjine - Paris 2010 - Graphisme-collage 80 x 50 cm

Les Gitans espagnols en Algérie

Par Claudia Coppola Anthropologue, doctorante à l’EHESS

Les portraits de Gitans de l’artiste Mustapha Boutadjine restituent un fait historique et une mémoire à la fois peu connus et oubliés. Parmi les Gitans d’origine andalouse rencontrés à Marseille, les récits des personnes les plus âgées évoquent un passé migratoire qui baigne dans l’histoire de l’Algérie coloniale, et plus généralement des terres d’Afrique du Nord.
« Elhih » (là-bas) est le terme habituellement employé par les Gitans – souvent sans aucune précision supplémentaire – pour se représenter ce passé et ces lieux désormais quittés. Ainsi, ce souvenir jaillit rarement, d’autant plus que les jeunes générations en conservent une pâle mémoire familiale.
Mustapha Boutadjine soulève avec force la question relative à la présence des Gitans en Algérie. Bien que le lien à l’Andalousie soit le plus vif dans l’imaginaire de ces Gitans aujourd’hui « français », c’est le séjour en terre maghrébine qui a marqué leurs histoires récentes. L’existence des aïeux des personnes actuellement en vie s’est déroulée « elhih » tout au long d’un siècle ; quelques-uns de leurs descendants y vivent probablement encore. De fait, l’Andalousie, tout comme d’autres territoires ibériques, fut vers la moitié du XIXe siècle le point de départ d’importantes vagues migratoires touchant de nombreuses familles gitanes et non gitanes.

Comme les témoignages oraux et les archives nous le suggèrent, le littoral algérien, et plus généralement les terres d’Afrique du Nord, en devinrent parmi d’autres les terres d’accueil.
Les conditions économiques néfastes du Sud-Est espagnol coïncidèrent en fait avec la politique de peuplement du gouvernement colonial français. Cela concourut fortement à l’amorce et au développement de cet exode, regroupant de nombreuses familles en quête de nouveaux lieux de vie et de travail. Grâce à l’étude de plusieurs documents d’archives, il apparaît que la présence de Gitans espagnols dans les départements oranais et algérois, de même qu’en Tunisie et au Maroc, remonte aux débuts de l’entreprise coloniale. De courts séjours alternaient avec des périodes de résidence plus longues, de même que des migrations internes alimentaient des réseaux larges et mouvants.
Or, cet imposant flux migratoire s’inscrit également dans un plus vaste déplacement concernant une population espagnole – et plus généralement européenne – d’origine modeste, cherchant à fuir la misère de ses terres. Des Italiens, des Maltais, des Espagnols, des Suisses, des Allemands, etc. tentèrent leur fortune en traversant la Méditerranée afin de rejoindre les colonies et les protectorats français, à la recherche de circonstances plus favorables. Les Gitans, également, participèrent à ce creuset que fut l’Algérie à ce moment. Maquignons, commerçants ambulants, tondeurs d’animaux, empailleurs de chaises, ferblantiers, ouvriers journaliers : les souvenirs de ces métiers sont encore vifs, il en reste aussi quelques traces dans les archives. Un large éventail d’activités professionnelles se dessine ; cette population s’intégra véritablement à l’économie locale.
Les récits des Gitans rencontrés n’apportent pas de précisions à l’égard des quartiers autrefois habités. Cependant, des Algérois âgés se souviennent de familles gitanes installées à El Harrach (l’ancienne Maison Carrée) à Bab-el-Oued, à Rmila – à proximité de la plage – et à la Casbah.
À Oran, il paraît que la présence de nombreux Espagnols a plutôt « brouillé les pistes ». Quelqu’un néanmoins nous raconte des familles gitanes qui vivaient et se déplaçaient fréquemment dans les bourgs de la corniche oranaise.

Une mobilité à la fois circonscrite et élargie était donc incitée par les diverses activités pratiquées. La police s’engageait au même moment à surveiller les marchants ambulants et les forains : des fiches et des déclarations en attestent les situations et les métiers. L’analyse de ces archives nous donne d’autres indices, de même qu’elle conforte l’idée d’une migration bien ancienne. L’immersion des Gitans espagnols dans le contexte socio-culturel algérien devient ainsi une donnée réelle.
C’est en outre dans ce même pays qu’ils acquièrent le statut juridique de citoyens français. Bien que nous soyons face à des parcours personnels et familiaux très différenciés, ce moment signe l’entrelacement de l’histoire de plusieurs familles de Gitans espagnols avec celle d’une population de rapatriés de toutes origines, rejoignant précipitamment la France peu avant les indépendances... Ce qui les inclut dans une page tragique de l’histoire coloniale française et maghrébine, dont la mémoire est souvent refoulée et passée sous silence.